L’histoire se passe aux confins orientaux de la Russie, dans la vallée de la Bikine (kraï du Primorié), autour du village de Sobolonié. Elle met en scène des Autochtones et des Russes, tous pauvres, tous dépendants de la taïga pour leur survie. Le titre nous en donne le protagoniste : Le Tigre. Une histoire de survie dans la taïga ; 1 un roman remarquable, qui n’en est pas tout à fait un.
Quelle est la nature profonde de l’être humain ? Cette question est au coeur de la réflexion de l'auteur, John Vaillant. Ce dernier rejette la thèse du paléoanthropologue Robert Ardrey, voulant que nous soyons des prédateurs, obligés « depuis des millions et des millions d’années [de] tuer pour survivre ». (p. 135) S’appuyant sur les travaux, notamment, de George Schaller et Charles K. Brain, l’auteur croit plutôt que nous aurions été des charognards, que « nos ancêtres ne pratiquaient ni la chasse ni le meurtre gratuit, [que] [q]uand ils se battaient, c’était pour défendre leur vie contre des prédateurs bien mieux équipés qu’eux ». (p. 211) Si Vaillant cherche tant à cerner la nature profonde de l’être humain, c’est pour expliquer ce qu’il découvre dans l’Extrême-Orient russe, région qui nous offre une vision de ce que pourrait être notre avenir ; un avenir « post-industriel » (p. 96) où règnent l’« anarchie » (p. 97) et le dénuement sans espoirs. Car cette peur millénaire, inscrite dans nos gènes, continue « d’influer sur nos comportements, nos réactions et notre attitude face au monde qui nous entoure ». (p. 216) Dans un contexte marqué par l’impératif chrétien de dominer la Création, l'utilisation de moyens techniques surpuissants, l’incurie politique, la pauvreté de populations entières abandonnées à elles-mêmes après la pérestroïka, elle explique pourquoi l’espèce humaine est plongée dans une crise environnementale qui affecte les conditions de sa survie.
Mais la grande réussite de cette oeuvre s’explique par le fait que ces considérations scientifiques s'intègrent de manière fluide, sans rupture de rythme, à un récit qui tient à la fois de l’intrigue policière et du récit d’aventures à la Moby Dick, où le tigre est explicitement présenté, sur un plan mythique, comme l’équivalent du cachalot du capitaine Achab. Plus encore, l’auteur se reconnaît une affinité avec le célèbre explorateur du début du XXe siècle, Vladimir Arséniev, dont le Dersou Ouzala montre « un style littéraire mêlant avec succès science et aventure, doublé d’une grande subtilité dans la peinture des personnages » (p. 43)
Les faits auxquels s’intéressent Vaillant sont réels, de même que les personnages : 2 en décembre 1997, un tigre de l'Amour attaque Vladimir Markov, un braconnier de la taïga. Cet événement dramatique n'a rien de banal. Car l'animal ne s'est pas contenté de dévorer sa proie, il s'est aussi déchaîné contre tout ce qui portait l'odeur de Markov. Cette rage singulière, Vaillant nous la présente comme le signe d'une rupture dans l'ordre immémorial de la nature, dans les rapports entre l'homme, ici le taïojnik, et « Taïga Matouchka », mère Taïga. Le tigre lui-même en est transformé, ayant « franchi un point de non-retour » où tous « les liens qui l’avaient uni aux hommes et à sa propre nature étaient rompus », (p. 186) « il était devenu une créature qui n’existe pas en Occident, une sorte de tigre-garou » (p. 187) L’intrigue s’articule sur l’enquête qui fut menée alors par Iouri Trouch, chef de l’unité de l’« inspection Tigre » du secteur, et qui l’amena à traquer la bête devenue un danger pour la population.
Ce roman atypique est un pur bonheur de lecture. Mon plus beau voyage de l'année, avec America, de Denis Vaugeois. Voyage dans la connaissance : anthropologie, paléoanthropologie, histoire naturelle, histoire politique, éthologie... Voyage dans un monde si différent du nôtre, et, pourtant, étrangement familier, comme l'est tout paysage nordique. Familier, aussi, parce qu’il s’agit de la même civilisation chrétienne, agressive et destructrice : un même type de colonisation a déferlé sur la Mandchourie -- l’Extrême-Orient russe -- et l’Ouest américain ; les cosaques et les militaires américains ont lutté de la même manière, avec la même barbarie, contre les autochtones et leur mode de vie, leur spiritualité respectueuse de la nature. Sans jamais tomber dans le moralisme environnementaliste, sans juger, Vaillant associe la civilisation chrétienne à une déspirirualisation du monde, un monde où l’arme à feu a supplanté le chaman : « Dans presque toutes les régions du monde, y compris en Russie, on observe que la multiplication des armes à feu entraîne corrélativement une régression des croyances ancestrales. » (p. 285)
Or, c’est cela qu’incarnait le tigre de l’Amour, le plus grand de tous les prédateurs terrestres après l’ours polaire : une force spirituelle, un amba, pour reprendre un terme oudégué. Et c’est cela qui, aujourd’hui, nous manque.
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1. Vaillant, John. Le Tigre. Une histoire de survie dans la taïga. [Fichier ePub], Les Éditions Noir sur Blanc, Lausanne, 2011, 433 p.
2. Un documentaire primé de nombreuses fois en a d'ailleurs été tiré : Conflict tiger, sorti en 2008