C’est un roman sur le lien filial, mais aussi sur l’attachement aux autres, aux êtres vivants, aux animaux, bref, sur l’attachement à la vie. Un roman, évidemment, où la mort, la pensée de la mort est aussi présente, où les mots « mentir », « trahir », « peur », reviennent souvent.
Ce n’est pas un conte, même si les trolls des forêts profondes suédoises ne sont jamais loin. Et puis, le personnage-narrateur, écrasé sous le poids de sa mauvaise conscience, dans sa quête expiatoire fait un peu penser à Scrooge.
Ce n’est pas, non plus, un roman policier, et là est le problème. Les Chaussures italiennes 1 raconte l’histoire de Fredrik Welin, soixante-six ans, qui mène une vie recluse sur l’île que ses grands-parents ont autrefois habitée. Cet homme qui fuit son passé dans un passé plus lointain, voit ses erreurs, ses mensonges, lâchetés et trahisons lui revenir, pour ainsi dire, en pleine figure. Pendant une année, un cycle complet de saisons, il n’a plus le contrôle de sa vie. Son île ne le protège plus ; le voilà contraint d’en sortir par des personnes qui entre dans son silence, le bousculent physiquement et psychologiquement, et, jouant sur son sentiment de culpabilité, l’amène à une remise en question. Le trait fondamental de ce personnage est l’ambivalence : désir de transformer une vie qu’il n’aime pas, mais peur du changement ; besoin de l’autre, mais peur de l’engagement. Toute cette dynamique intérieure nous est bien expliquée. Henning Mankell sait aussi très bien faire parler le paysage. Le problème, c’est qu’il nous raconte cette histoire, qui n’a rien de l’intrigue policière, en reprenant certains codes du roman policier. Premier écueil : le rythme, soutenu, où défilent, comme en accéléré, les paysages, les gestes, les actions, les pensées, les paroles… Mais, pour que naisse l’émotion, il faut tout de même lui en donner le temps, créer une atmosphère. Mankell n’est pas un écrivain de l’intériorité, bien qu’il la traque sans relâche. Nous avons affaire ici à une écriture du mouvement, dans la tradition du polar.
Second écueil : des personnages singuliers, aux traits trop appuyés, à la limite de la caricature. Comme ce bottier italien, renommé mondialement, qui quitte son Italie natale pour poursuivre sa carrière dans un village abandonné au fin fond de la forêt suédoise... Mankell ne fait pas dans la dentelle : voilà Harriet, ancienne fréquentation du narrateur, aujourd’hui atteinte d’un cancer, phase terminale, qui marche trois kilomètres sur la glace, par - 20 degrés, appuyé sur son déambulateur, en direction de l’île. Pourquoi ? De même, quand la fille du narrateur vient le rejoindre sur son île, elle ne débarque pas simplement, avec quelques valises, non, elle accoste avec sa vieille caravane absolument délabrée, monté sur un bac à bestiaux. Réaction du père : « Pourquoi a-t-il fallu que tu traînes ta caravane jusqu’ici ? » Réponse de la fille : « C’est ma coquille. Je ne la quitte jamais ». (p. 197) Ah, bon…
Ce travers ne vient pas de nulle part. J’ai l’ai retrouvé dans un Fred Vargas lu l’année dernière. Et dans la série Malaussène, de Daniel Pennac, il y a une vingtaine d'années. Et dans les San Antonio de ma jeunesse, modèle du genre, dont l’influence sur le polar d’aujourd’hui semble avoir éclipsé celle de Simenon. Mais ce qui est acceptable dans le roman policier, dont le genre repose sur des codes bien définis, ne l’est pas dans Les Chaussures italiennes.
Ce roman m’a donné le goût de relire Simenon : des gens ordinaires, des gestes simples, mais signifiants, des souffrances contenues, des drames si humains, et une lenteur de l'existence...
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1. Mankell, Henning. Les Chaussures italiennes. [Fichier ePub], Seuil, 2009, Paris, 263 p.
Rechercher dans ma chambre
lundi, décembre 12, 2016
lundi, novembre 07, 2016
Le Tigre, de John Vaillant. Un commentaire
L’histoire se passe aux confins orientaux de la Russie, dans la vallée de la Bikine (kraï du Primorié), autour du village de Sobolonié. Elle met en scène des Autochtones et des Russes, tous pauvres, tous dépendants de la taïga pour leur survie. Le titre nous en donne le protagoniste : Le Tigre. Une histoire de survie dans la taïga ; 1 un roman remarquable, qui n’en est pas tout à fait un.
Quelle est la nature profonde de l’être humain ? Cette question est au coeur de la réflexion de l'auteur, John Vaillant. Ce dernier rejette la thèse du paléoanthropologue Robert Ardrey, voulant que nous soyons des prédateurs, obligés « depuis des millions et des millions d’années [de] tuer pour survivre ». (p. 135) S’appuyant sur les travaux, notamment, de George Schaller et Charles K. Brain, l’auteur croit plutôt que nous aurions été des charognards, que « nos ancêtres ne pratiquaient ni la chasse ni le meurtre gratuit, [que] [q]uand ils se battaient, c’était pour défendre leur vie contre des prédateurs bien mieux équipés qu’eux ». (p. 211) Si Vaillant cherche tant à cerner la nature profonde de l’être humain, c’est pour expliquer ce qu’il découvre dans l’Extrême-Orient russe, région qui nous offre une vision de ce que pourrait être notre avenir ; un avenir « post-industriel » (p. 96) où règnent l’« anarchie » (p. 97) et le dénuement sans espoirs. Car cette peur millénaire, inscrite dans nos gènes, continue « d’influer sur nos comportements, nos réactions et notre attitude face au monde qui nous entoure ». (p. 216) Dans un contexte marqué par l’impératif chrétien de dominer la Création, l'utilisation de moyens techniques surpuissants, l’incurie politique, la pauvreté de populations entières abandonnées à elles-mêmes après la pérestroïka, elle explique pourquoi l’espèce humaine est plongée dans une crise environnementale qui affecte les conditions de sa survie.
Mais la grande réussite de cette oeuvre s’explique par le fait que ces considérations scientifiques s'intègrent de manière fluide, sans rupture de rythme, à un récit qui tient à la fois de l’intrigue policière et du récit d’aventures à la Moby Dick, où le tigre est explicitement présenté, sur un plan mythique, comme l’équivalent du cachalot du capitaine Achab. Plus encore, l’auteur se reconnaît une affinité avec le célèbre explorateur du début du XXe siècle, Vladimir Arséniev, dont le Dersou Ouzala montre « un style littéraire mêlant avec succès science et aventure, doublé d’une grande subtilité dans la peinture des personnages » (p. 43)
Les faits auxquels s’intéressent Vaillant sont réels, de même que les personnages : 2 en décembre 1997, un tigre de l'Amour attaque Vladimir Markov, un braconnier de la taïga. Cet événement dramatique n'a rien de banal. Car l'animal ne s'est pas contenté de dévorer sa proie, il s'est aussi déchaîné contre tout ce qui portait l'odeur de Markov. Cette rage singulière, Vaillant nous la présente comme le signe d'une rupture dans l'ordre immémorial de la nature, dans les rapports entre l'homme, ici le taïojnik, et « Taïga Matouchka », mère Taïga. Le tigre lui-même en est transformé, ayant « franchi un point de non-retour » où tous « les liens qui l’avaient uni aux hommes et à sa propre nature étaient rompus », (p. 186) « il était devenu une créature qui n’existe pas en Occident, une sorte de tigre-garou » (p. 187) L’intrigue s’articule sur l’enquête qui fut menée alors par Iouri Trouch, chef de l’unité de l’« inspection Tigre » du secteur, et qui l’amena à traquer la bête devenue un danger pour la population.
Ce roman atypique est un pur bonheur de lecture. Mon plus beau voyage de l'année, avec America, de Denis Vaugeois. Voyage dans la connaissance : anthropologie, paléoanthropologie, histoire naturelle, histoire politique, éthologie... Voyage dans un monde si différent du nôtre, et, pourtant, étrangement familier, comme l'est tout paysage nordique. Familier, aussi, parce qu’il s’agit de la même civilisation chrétienne, agressive et destructrice : un même type de colonisation a déferlé sur la Mandchourie -- l’Extrême-Orient russe -- et l’Ouest américain ; les cosaques et les militaires américains ont lutté de la même manière, avec la même barbarie, contre les autochtones et leur mode de vie, leur spiritualité respectueuse de la nature. Sans jamais tomber dans le moralisme environnementaliste, sans juger, Vaillant associe la civilisation chrétienne à une déspirirualisation du monde, un monde où l’arme à feu a supplanté le chaman : « Dans presque toutes les régions du monde, y compris en Russie, on observe que la multiplication des armes à feu entraîne corrélativement une régression des croyances ancestrales. » (p. 285)
Or, c’est cela qu’incarnait le tigre de l’Amour, le plus grand de tous les prédateurs terrestres après l’ours polaire : une force spirituelle, un amba, pour reprendre un terme oudégué. Et c’est cela qui, aujourd’hui, nous manque.
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1. Vaillant, John. Le Tigre. Une histoire de survie dans la taïga. [Fichier ePub], Les Éditions Noir sur Blanc, Lausanne, 2011, 433 p.
2. Un documentaire primé de nombreuses fois en a d'ailleurs été tiré : Conflict tiger, sorti en 2008
Quelle est la nature profonde de l’être humain ? Cette question est au coeur de la réflexion de l'auteur, John Vaillant. Ce dernier rejette la thèse du paléoanthropologue Robert Ardrey, voulant que nous soyons des prédateurs, obligés « depuis des millions et des millions d’années [de] tuer pour survivre ». (p. 135) S’appuyant sur les travaux, notamment, de George Schaller et Charles K. Brain, l’auteur croit plutôt que nous aurions été des charognards, que « nos ancêtres ne pratiquaient ni la chasse ni le meurtre gratuit, [que] [q]uand ils se battaient, c’était pour défendre leur vie contre des prédateurs bien mieux équipés qu’eux ». (p. 211) Si Vaillant cherche tant à cerner la nature profonde de l’être humain, c’est pour expliquer ce qu’il découvre dans l’Extrême-Orient russe, région qui nous offre une vision de ce que pourrait être notre avenir ; un avenir « post-industriel » (p. 96) où règnent l’« anarchie » (p. 97) et le dénuement sans espoirs. Car cette peur millénaire, inscrite dans nos gènes, continue « d’influer sur nos comportements, nos réactions et notre attitude face au monde qui nous entoure ». (p. 216) Dans un contexte marqué par l’impératif chrétien de dominer la Création, l'utilisation de moyens techniques surpuissants, l’incurie politique, la pauvreté de populations entières abandonnées à elles-mêmes après la pérestroïka, elle explique pourquoi l’espèce humaine est plongée dans une crise environnementale qui affecte les conditions de sa survie.
Mais la grande réussite de cette oeuvre s’explique par le fait que ces considérations scientifiques s'intègrent de manière fluide, sans rupture de rythme, à un récit qui tient à la fois de l’intrigue policière et du récit d’aventures à la Moby Dick, où le tigre est explicitement présenté, sur un plan mythique, comme l’équivalent du cachalot du capitaine Achab. Plus encore, l’auteur se reconnaît une affinité avec le célèbre explorateur du début du XXe siècle, Vladimir Arséniev, dont le Dersou Ouzala montre « un style littéraire mêlant avec succès science et aventure, doublé d’une grande subtilité dans la peinture des personnages » (p. 43)
Les faits auxquels s’intéressent Vaillant sont réels, de même que les personnages : 2 en décembre 1997, un tigre de l'Amour attaque Vladimir Markov, un braconnier de la taïga. Cet événement dramatique n'a rien de banal. Car l'animal ne s'est pas contenté de dévorer sa proie, il s'est aussi déchaîné contre tout ce qui portait l'odeur de Markov. Cette rage singulière, Vaillant nous la présente comme le signe d'une rupture dans l'ordre immémorial de la nature, dans les rapports entre l'homme, ici le taïojnik, et « Taïga Matouchka », mère Taïga. Le tigre lui-même en est transformé, ayant « franchi un point de non-retour » où tous « les liens qui l’avaient uni aux hommes et à sa propre nature étaient rompus », (p. 186) « il était devenu une créature qui n’existe pas en Occident, une sorte de tigre-garou » (p. 187) L’intrigue s’articule sur l’enquête qui fut menée alors par Iouri Trouch, chef de l’unité de l’« inspection Tigre » du secteur, et qui l’amena à traquer la bête devenue un danger pour la population.
Ce roman atypique est un pur bonheur de lecture. Mon plus beau voyage de l'année, avec America, de Denis Vaugeois. Voyage dans la connaissance : anthropologie, paléoanthropologie, histoire naturelle, histoire politique, éthologie... Voyage dans un monde si différent du nôtre, et, pourtant, étrangement familier, comme l'est tout paysage nordique. Familier, aussi, parce qu’il s’agit de la même civilisation chrétienne, agressive et destructrice : un même type de colonisation a déferlé sur la Mandchourie -- l’Extrême-Orient russe -- et l’Ouest américain ; les cosaques et les militaires américains ont lutté de la même manière, avec la même barbarie, contre les autochtones et leur mode de vie, leur spiritualité respectueuse de la nature. Sans jamais tomber dans le moralisme environnementaliste, sans juger, Vaillant associe la civilisation chrétienne à une déspirirualisation du monde, un monde où l’arme à feu a supplanté le chaman : « Dans presque toutes les régions du monde, y compris en Russie, on observe que la multiplication des armes à feu entraîne corrélativement une régression des croyances ancestrales. » (p. 285)
Or, c’est cela qu’incarnait le tigre de l’Amour, le plus grand de tous les prédateurs terrestres après l’ours polaire : une force spirituelle, un amba, pour reprendre un terme oudégué. Et c’est cela qui, aujourd’hui, nous manque.
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1. Vaillant, John. Le Tigre. Une histoire de survie dans la taïga. [Fichier ePub], Les Éditions Noir sur Blanc, Lausanne, 2011, 433 p.
2. Un documentaire primé de nombreuses fois en a d'ailleurs été tiré : Conflict tiger, sorti en 2008
mardi, septembre 20, 2016
Charlotte, de David Foenkinos. Un commentaire
Est-il encore possible aujourd'hui de raconter une histoire liée à la Shoah ? Des milliers de récits, d'essais, de films, de documentaires, dont certains inoubliables, marquants... Et, dans l'imaginaire collectif, des images, des scènes, des émotions poignantes... Ce problème est au coeur de Charlotte, 1 dernier roman de David Foenkinos, racontant la vie d'un peintre allemand mort à Auschwitz en 1943. Comment rendre justice à ce que fut cette femme, et l'inscrire dans l'Histoire ? Comment éviter la banalité, la redite, le cliché ? Ici, le lecteur est au centre de la stratégie d'écriture.
Foenkinos réussit à maintenir l'intérêt du lecteur en employant divers procédés narratifs. Par exemple, ces fins de chapitres marquées par un temps fort qui relance la lecture ; ou cette ironie cruelle créant des images fortes, et donnant du relief au récit. Plus encore, en mettant en scène sa quête de Charlotte Salomon, quête qui le conduit jusqu'en Allemagne, puis dans le sud de la France, l'auteur crée un effet dynamique par l'alternance des deux époques. Ce dernier procédé lui permet aussi d'offrir en exemple sa propre « obsession », (p. 36) d'où la pertinence du choix le plus déterminant quant au succès de ce roman : celui d'abandonner la prose au profit du vers libre :
Le narrateur se présente comme émotionnellement très lié à cette Charlotte. Son désir de la hisser sur la grande scène de l'Histoire est indubitable. Sa stratégie d'écriture a pourtant pour effet paradoxal de nous tenir à distance du personnage. Aucun discours direct dans ce récit où le seul je est celui du narrateur. D'où, sans doute, cette critique non fondée, mais compréhensible, des Inrocks, lui reprochant d'exploiter la Shoah afin de se hisser, lui, d'abord, sur la scène de l'Histoire.
Si l'auteur semble sincère dans sa démarche, il n'en demeure pas moins que son roman n'entre jamais dans la complexité psychologique de son personnage, ni dans l'intelligence d'une oeuvre donnée pour singulière et remarquable, mais privilégie des effets stylistiques visant le lecteur. Il est évident, par exemple, que l'ironie d'un rapprochement comme celui-ci a pu choquer : voilà Charlotte et son amoureux à Wannsee, un parc dans Berlin ; pour la première fois de sa vie, elle goûte au bonheur…
Foenkinos n'est pas un auteur « profond », si tant est que ce terme veuille dire quelque chose, mais ce qu'il a à offrir, il l'offre de manière très réussie. Son roman n'évite pas les redites, les clichés, mais compense habilement cet faiblesse, et constitue une expérience de lecture vraiment singulière. Ai-je été ému ? Peu, mais j'ai aimé me replonger une fois de plus dans cet univers juif, ici une famille juive assimilée, dont l'intelligence et le raffinement se heurtent à la vulgarité nazie, d'une violence telle, si déshumanisante, qu'elle en devient presqu'irréelle. J'ai aussi été sensible au climat d'oppression familiale qui affecte l'héroïne, et que vient exacerber la haine nazie, comme s'il y avait un lien entre l'un et l'autre. Et je ne suis pas prêt d'oublier le nom de Charlotte Salomon.
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1. Foenkinos, David. Charlotte. [Fichier ePub], Éditions Gallimard, Paris, 2014, 116 p.
Foenkinos réussit à maintenir l'intérêt du lecteur en employant divers procédés narratifs. Par exemple, ces fins de chapitres marquées par un temps fort qui relance la lecture ; ou cette ironie cruelle créant des images fortes, et donnant du relief au récit. Plus encore, en mettant en scène sa quête de Charlotte Salomon, quête qui le conduit jusqu'en Allemagne, puis dans le sud de la France, l'auteur crée un effet dynamique par l'alternance des deux époques. Ce dernier procédé lui permet aussi d'offrir en exemple sa propre « obsession », (p. 36) d'où la pertinence du choix le plus déterminant quant au succès de ce roman : celui d'abandonner la prose au profit du vers libre :
« Quelle forme mon obsession devait-elle prendre ?Il est impossible de ne pas entrer dans la respiration haletante de ce texte. Comme un acteur voulant incarner un personnage. L'auteur atteint ainsi son but : forcer le lecteur à approcher, en quelque sorte, de l'intérieur le vécu du narrateur, lié à celui de Charlotte Salomon, à ressentir la pulsation oppressant de leur expérience. Lui, se disant hanté par « [l]a mort, incessant refrain de [s]a quête » ; (p. 15) elle, hantée par les fantômes de sa famille, toutes ces femmes suicidées, souvent dans les mêmes circonstances.
» Je commençais, j’essayais, puis j’abandonnais.
» Je n’arrivais pas à écrire deux phrases de suite.
» Je me sentais à l’arrêt à chaque point.
» Impossible d’avancer.
» C’était une sensation physique, une oppression.
» J’éprouvais la nécessité d’aller à la ligne pour respirer » (p. 36)
Le narrateur se présente comme émotionnellement très lié à cette Charlotte. Son désir de la hisser sur la grande scène de l'Histoire est indubitable. Sa stratégie d'écriture a pourtant pour effet paradoxal de nous tenir à distance du personnage. Aucun discours direct dans ce récit où le seul je est celui du narrateur. D'où, sans doute, cette critique non fondée, mais compréhensible, des Inrocks, lui reprochant d'exploiter la Shoah afin de se hisser, lui, d'abord, sur la scène de l'Histoire.
Si l'auteur semble sincère dans sa démarche, il n'en demeure pas moins que son roman n'entre jamais dans la complexité psychologique de son personnage, ni dans l'intelligence d'une oeuvre donnée pour singulière et remarquable, mais privilégie des effets stylistiques visant le lecteur. Il est évident, par exemple, que l'ironie d'un rapprochement comme celui-ci a pu choquer : voilà Charlotte et son amoureux à Wannsee, un parc dans Berlin ; pour la première fois de sa vie, elle goûte au bonheur…
« À quelques mètres de leur banc, il y a la villa Marlier.
» Ils admirent la beauté et l’élégance de cette maison.
» Le 20 janvier 1942 se retrouveront ici les hauts dignitaires nazis.
» Pour une petite réunion de travail dirigée par Reinhard Heydrich.
» Les historiens l’appellent la conférence de Wannsee.
» En deux heures seront peaufinés les rouages de la Solution finale. » (p. 50)
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Foenkinos n'est pas un auteur « profond », si tant est que ce terme veuille dire quelque chose, mais ce qu'il a à offrir, il l'offre de manière très réussie. Son roman n'évite pas les redites, les clichés, mais compense habilement cet faiblesse, et constitue une expérience de lecture vraiment singulière. Ai-je été ému ? Peu, mais j'ai aimé me replonger une fois de plus dans cet univers juif, ici une famille juive assimilée, dont l'intelligence et le raffinement se heurtent à la vulgarité nazie, d'une violence telle, si déshumanisante, qu'elle en devient presqu'irréelle. J'ai aussi été sensible au climat d'oppression familiale qui affecte l'héroïne, et que vient exacerber la haine nazie, comme s'il y avait un lien entre l'un et l'autre. Et je ne suis pas prêt d'oublier le nom de Charlotte Salomon.
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1. Foenkinos, David. Charlotte. [Fichier ePub], Éditions Gallimard, Paris, 2014, 116 p.
lundi, septembre 12, 2016
Une Histoire américaine. Commentaire
Mon deuxième Godbout ce mois-ci. Voilà un écrivain qui ne se casse pas trop la tête avec la vraisemblance. Dans Une Histoire américaine, 1 le personnage principal, Gregory, bien que détenu dans une prison en Californie, accusé de viol et d'acte incendiaire, est invité à présenter par écrit au jury sa version des faits... Aussi, l'intérêt n'est pas là. Godbout n'est pas un pur imaginatif, guidé par l'émotion. Chez lui, l'intrigue sert à mettre en valeur des idées, un propos. Ici, la manière est presque désinvolte : voici une histoire, qui aurait pu être autre. On a comparé l'auteur de Salut Galarneau ! à un écrivain-journaliste. Son oeuvre est celle d'un observateur fidèle du Québec et de ceux qu'on appelait autrefois les Canadiens français ; elle a valeur de témoignage. C'était vrai en 1986, année de la parution d'Une Histoire américaine, ce l'est encore plus aujourd'hui, alors que les questions abordées dans ce roman semblent se couvrir d’un voile suranné.
La situation de départ, ce Gregory Francoeur mis en accusation, mais bénéficiant d'un traitement particulier, a quelque chose de kafkaïen. Le sentiment de la faute. Comme le dit le narrateur : « Qui peut se prétendre sans péché ? » (p. 12) D'ailleurs, la situation même où se trouve Gregory s'apparente à une confession, le juge tenant le rôle du prêtre, et le jury celui de Dieu. Chez Godbout, la religion et ses succédanés ne sont jamais loin. Mais si, contrairement à Joseph K., du Procès, Gregory n'est pas mis à mort, il convient de noter qu'il n'est pas libéré pour autant. Le narrateur laisse seulement entrevoir cette libération. La scène décrite par l'incipit introduit d’emblée cette idée : un immense dattier a été transporté de la Death Valley jusque dans la cour de la prison afin d'y être replanté : il n'en bougera plus. Si Gregory s'évade, c'est plutôt par la rêverie, dans une fin qui semble aussi avoir inspiré celle du Temps des Galarneau : la vie réelle n'apporte que désillusion et désenchantement, seul l'imaginaire permet d'en sortir.
Le désir de fuir de Gregory n’est pas d'abord la conséquence de sa détention. Dès l’âge de vingt ans, le voilà en Éthiopie :
C’est alors que l’Ouest américain se présente à Gregory comme un paradis inespéré, « l’avenir du Québec ». (p. 16) Après deux années déprimantes, sans emploi stable, il reçoit une offre de l’American Association of Social Communicators : une vaste enquête sur le bonheur. Dès son arrivée, il se découvre « entre lui et la Californie [...] des relations magiques » (p. 19) : « J’absorbais les paysages comme une cellule photo-électrique se nourrit de lumière. J’en tirais une énergie nouvelle, inconnue à ce jour. [...] J’étais enfin bien dans ma peau. Libre. » (p. 21) Mais, là encore, la réalité le rattrape :
Effacement de soi, effacement de la conscience nationale, effacement de la mémoire, 2 telle est la trajectoire sans rédemption qui mène à l’emprisonnement.
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1. Godbout, Jacques. Une Histoire américaine. [Fichier ePub], Éditions du Seuil, Paris, 1986, 140 p.
2. De manière symptomatique, toute la mémoire nostalgique de Gregory ne se focalise pas sur quelques souvenirs de son enfance québécoise, mais sur son séjour en Éthiopie, alors qu'il est déjà marié et bien engagé dans sa vie d'adulte.
La situation de départ, ce Gregory Francoeur mis en accusation, mais bénéficiant d'un traitement particulier, a quelque chose de kafkaïen. Le sentiment de la faute. Comme le dit le narrateur : « Qui peut se prétendre sans péché ? » (p. 12) D'ailleurs, la situation même où se trouve Gregory s'apparente à une confession, le juge tenant le rôle du prêtre, et le jury celui de Dieu. Chez Godbout, la religion et ses succédanés ne sont jamais loin. Mais si, contrairement à Joseph K., du Procès, Gregory n'est pas mis à mort, il convient de noter qu'il n'est pas libéré pour autant. Le narrateur laisse seulement entrevoir cette libération. La scène décrite par l'incipit introduit d’emblée cette idée : un immense dattier a été transporté de la Death Valley jusque dans la cour de la prison afin d'y être replanté : il n'en bougera plus. Si Gregory s'évade, c'est plutôt par la rêverie, dans une fin qui semble aussi avoir inspiré celle du Temps des Galarneau : la vie réelle n'apporte que désillusion et désenchantement, seul l'imaginaire permet d'en sortir.
Le désir de fuir de Gregory n’est pas d'abord la conséquence de sa détention. Dès l’âge de vingt ans, le voilà en Éthiopie :
« Il aurait, à l’époque, entrepris n’importe quoi, assailli un géant, joué tous les rôles qu’on lui proposait, appris tous les codes, accepté de parler de rien, chanté le vide pour seulement fuir le pays glacé des tuques et du goupillon ! Il était né dans une famille d’esprit libre, mais emmaillotée dans une culture étouffante » (p. 18)L'échec référendaire de 1980 ne fera qu'exacerber ce désir. À près de cinquante ans, celui qui avait quitté le monde publicitaire pour s’engager politiquement dans l’accession du Québec à l’indépendance, dresse un constat froid : « J’avais embrassé la cause du peuple comme s’il s’était agi d’une vaste campagne de promotion publicitaire. Les clients ne répondaient plus ». (p 15) Gregory est-il un idéaliste sensible, vulnérable, qui se réfugie dans le cynisme ? Ou est-il un personnage symptomatique de son époque, où l’idéalisme politique s’est dégradé en stratégie de communication ? La seconde hypothèse me paraît plus plausible. Il serait tentant d’ailleurs d’y voir l’état de péché mentionné plus haut. D’autant que sa désillusion n’est pas dénuée de motifs égoïstes, carriéristes, qu’il avoue (confesse) avec une certaine candeur : « Je me sentais l’étoffe d’un ministre, ce n’était pas l’avis du Premier. Je m’ennuyais dans les corridors du parlement » (p. 14)
C’est alors que l’Ouest américain se présente à Gregory comme un paradis inespéré, « l’avenir du Québec ». (p. 16) Après deux années déprimantes, sans emploi stable, il reçoit une offre de l’American Association of Social Communicators : une vaste enquête sur le bonheur. Dès son arrivée, il se découvre « entre lui et la Californie [...] des relations magiques » (p. 19) : « J’absorbais les paysages comme une cellule photo-électrique se nourrit de lumière. J’en tirais une énergie nouvelle, inconnue à ce jour. [...] J’étais enfin bien dans ma peau. Libre. » (p. 21) Mais, là encore, la réalité le rattrape :
« Ici les échanges se font avec célérité, les communications avec civilité, mais personne ne s’engage au plan personnel. » (p. 34)Délaissant son enquête sur le bonheur qui exige de lui de l’initiative, Gregory, dans un second geste de rupture, se retrouve bientôt impliqué dans un réseau d’immigration clandestine qui le remet en contact avec l’action sociale, un certain idéalisme, et l’insère dans un réseau de solidarité qui rompt sa solitude. Mais, plus encore, il y trouve un cadre structurant, où des tâches précises lui sont assignées. Dans le portrait qu’il trace, à travers Gregory, de l’homme québécois, Godbout insiste sur ce trait : son immaturité. Celle-ci n’est pas que politique, elle affecte tous les aspects de sa vie. Son manque d’autonomie, son besoin d’être valorisé, d’entendre sa femme lui dire qu’il est « le plus beau, le plus grand, le plus robuste » (p. 23), ses états d’âme d’« enfant », (p. 23) et, surtout, son manque de jugements : « Ce n’est pas seulement une évidence physique : sans elle, je n’ai jamais pu y voir clair » (p. 44) Jusqu’au point où il ne sait plus même se voir qu’à travers le regard fantasmé de sa femme : « Le monde, la culture, l’économie évoluent. Toi, tu ne changes pas. Tu es toujours le même boy-scout à la recherche d’une cause, d’un sens historique, d’un chef clairvoyant, d’une générosité planétaire ! » (p. 111)
« [L]a violence en Californie est démente, gratuite » (p. 47 )
« Ce n’est pas le sang et l’argent qui circulent ici, c’est la loi du plus fort » (p. 47)
Effacement de soi, effacement de la conscience nationale, effacement de la mémoire, 2 telle est la trajectoire sans rédemption qui mène à l’emprisonnement.
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Une Histoire américaine n’est pas un roman de premier plan. J’ai trouvé particulièrement problématique l’emploi de deux narrateurs : l’un, extradiégétique, omniscient, s’exprimant à la troisième personne ; l’autre, intradiégétique, s’exprimant à la première personne (Gregory). L’alternance de ces deux voix donne, certes, du relief au récit, mais Godbout n’en tire aucun effet de sens particulier. Or, il y avait là pourtant des possibilités intéressantes. Mais l’humour est là, les jeux de mots, et aussi, évidemment, le propos. Propos qui a un peu vieilli, n’est plus en phase avec le discours social actuel, et donne à ce roman, comme aux autres de l’auteur, ainsi que je l’ai mentionné, une valeur de témoignage. Une valeur véritablement humaine.__________
1. Godbout, Jacques. Une Histoire américaine. [Fichier ePub], Éditions du Seuil, Paris, 1986, 140 p.
2. De manière symptomatique, toute la mémoire nostalgique de Gregory ne se focalise pas sur quelques souvenirs de son enfance québécoise, mais sur son séjour en Éthiopie, alors qu'il est déjà marié et bien engagé dans sa vie d'adulte.
samedi, septembre 03, 2016
Le temps (révolu) des Galarneau. Commentaire
C’est un roman sur le lien familial, qui unit les trois frères Galarneau envers et contre tous, parfois eux-mêmes, « dans cet espace qui [les] désassemble », 1 pour reprendre une formule de Gaston Miron.
C’est un roman sur la mémoire (« Aujourd’hui je numérote et j’écris pour ne pas oublier ») 2 et l’identité, dans un Québec en plein changement, où les Galarneau se cherchent ici, et ailleurs, se perdent de vue dans des projets qui les dépassent : mariage gris de François, roman inachevable de Jacques, action humanitaire frauduleuse d’Arthur, et pour finir : vol d’objets d’art… Une perpétuelle fuite en avant, jusqu’à la fin, où François -- qui avait déjà renoncé à son appartement, squatté par « sa » famille cambodgienne -- lui remet symboliquement sa terre natale, dans deux lettres d’adieu, l'une adressée à celle qu’il avait mariée pour faciliter son immigration : « Je vous laisse l’hiver qui s’annonce à l’horizon. À vous de pelleter ! » (p. 153) ; et l'autre, adressée au frère de cette dernière : « Je te laisse la responsabilité de la famille, de l’économie, de la société. Nous avons fait la révolution tranquille, à vous la transformation du même nom » (p. 153) Fuite en avant jusqu’à l’exil en Guyane, avec cette phrase qui clôt le récit : « [La terre] où nous sommes nés, il faut bien l’avouer, ne nous appartient déjà plus » (p. 158)
C’est un roman de la résistance, qui commence pourtant sur une note de résignation : « Je veux dire, ça n’a pas été facile, au début, de me conformer, de me soumettre » (p. 12) Mais l'uniforme d’agent de sécurité de François (« un agent de sécurité et d’ordre dans la société contemporaine. Faut ce qu’il faut » (p. 14), qu’il porte depuis six ans déjà, et que l’incipit décrit pourtant en détail, comme s’il était nouveau, ne saurait faire illusion... L’étape de conformité de Galarneau tire à sa fin. Sous l'uniforme, la « rage » (p. 116) couve. Résister, toutefois, ce n'est pas vaincre. En ce sens, l'exil mentionné ci-dessus, le refuge dans la clandestinité, pose un constat d'échec. Il n'y a pas d'avenir possible ; il n'y qu'un passé perdu. Si François, le narrateur, réfute toute nostalgie, son récit n'en est pas moins empreint d'une évidente sentimentalité liée au temps.
C’est un roman sur l’écriture, comme la plupart, sinon tous les romans de l'auteur. Le frère de François est un « écrivain professionnel », bloqué, incapable de terminer son roman, une « histoire d'amour » (p. 90). Ironiquement, c'est le narrateur, qui ne revendique aucun statut professionnel, qui a déjà publié un titre : Salut Galarneau !, dont Le Temps des Galarneau constitue la suite. L'écriture, ici, se met en scène en tant qu'autofiction. S’y trouve des remarques sur le statut de l’écrivain et de la littérature, et, surtout, cette insistance du narrateur à associer la littérature à une perte de la réalité, du sentiment de la réalité du monde, perte que symbolise le centre d’achat Garland, et le « « litteraland » (p. 65) parisien comparé à Dysneyland.
Est-ce un roman sur le « Québécanthrope », pour reprendre une autre formule de Miron ? À tout le moins, un roman sur la fin d’une époque, que je qualifierais de nationaliste, deux ans avant l’échec référendaire de 1995
C’est un roman de Jacques Godbout. Où l’on retrouve son intelligence, son humour. Sa réflexion substantielle, dans une simplicité de ton, une économie de procédés. Un roman d’un grand plaisir de lecture.
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1. Miron, Gaston. « Au sortir du labyrinthe », dans L'Homme rapaillé, Presses de l'Université de Montréal, Montréal, 1970, p. 72
2. Godbout, Jacques. Le Temps des Galarneau. [Fichier ePub], Éditions du Seuil, Paris, 1993, p. 10
C’est un roman sur la mémoire (« Aujourd’hui je numérote et j’écris pour ne pas oublier ») 2 et l’identité, dans un Québec en plein changement, où les Galarneau se cherchent ici, et ailleurs, se perdent de vue dans des projets qui les dépassent : mariage gris de François, roman inachevable de Jacques, action humanitaire frauduleuse d’Arthur, et pour finir : vol d’objets d’art… Une perpétuelle fuite en avant, jusqu’à la fin, où François -- qui avait déjà renoncé à son appartement, squatté par « sa » famille cambodgienne -- lui remet symboliquement sa terre natale, dans deux lettres d’adieu, l'une adressée à celle qu’il avait mariée pour faciliter son immigration : « Je vous laisse l’hiver qui s’annonce à l’horizon. À vous de pelleter ! » (p. 153) ; et l'autre, adressée au frère de cette dernière : « Je te laisse la responsabilité de la famille, de l’économie, de la société. Nous avons fait la révolution tranquille, à vous la transformation du même nom » (p. 153) Fuite en avant jusqu’à l’exil en Guyane, avec cette phrase qui clôt le récit : « [La terre] où nous sommes nés, il faut bien l’avouer, ne nous appartient déjà plus » (p. 158)
C’est un roman de la résistance, qui commence pourtant sur une note de résignation : « Je veux dire, ça n’a pas été facile, au début, de me conformer, de me soumettre » (p. 12) Mais l'uniforme d’agent de sécurité de François (« un agent de sécurité et d’ordre dans la société contemporaine. Faut ce qu’il faut » (p. 14), qu’il porte depuis six ans déjà, et que l’incipit décrit pourtant en détail, comme s’il était nouveau, ne saurait faire illusion... L’étape de conformité de Galarneau tire à sa fin. Sous l'uniforme, la « rage » (p. 116) couve. Résister, toutefois, ce n'est pas vaincre. En ce sens, l'exil mentionné ci-dessus, le refuge dans la clandestinité, pose un constat d'échec. Il n'y a pas d'avenir possible ; il n'y qu'un passé perdu. Si François, le narrateur, réfute toute nostalgie, son récit n'en est pas moins empreint d'une évidente sentimentalité liée au temps.
C’est un roman sur l’écriture, comme la plupart, sinon tous les romans de l'auteur. Le frère de François est un « écrivain professionnel », bloqué, incapable de terminer son roman, une « histoire d'amour » (p. 90). Ironiquement, c'est le narrateur, qui ne revendique aucun statut professionnel, qui a déjà publié un titre : Salut Galarneau !, dont Le Temps des Galarneau constitue la suite. L'écriture, ici, se met en scène en tant qu'autofiction. S’y trouve des remarques sur le statut de l’écrivain et de la littérature, et, surtout, cette insistance du narrateur à associer la littérature à une perte de la réalité, du sentiment de la réalité du monde, perte que symbolise le centre d’achat Garland, et le « « litteraland » (p. 65) parisien comparé à Dysneyland.
Est-ce un roman sur le « Québécanthrope », pour reprendre une autre formule de Miron ? À tout le moins, un roman sur la fin d’une époque, que je qualifierais de nationaliste, deux ans avant l’échec référendaire de 1995
C’est un roman de Jacques Godbout. Où l’on retrouve son intelligence, son humour. Sa réflexion substantielle, dans une simplicité de ton, une économie de procédés. Un roman d’un grand plaisir de lecture.
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1. Miron, Gaston. « Au sortir du labyrinthe », dans L'Homme rapaillé, Presses de l'Université de Montréal, Montréal, 1970, p. 72
2. Godbout, Jacques. Le Temps des Galarneau. [Fichier ePub], Éditions du Seuil, Paris, 1993, p. 10
mercredi, juillet 13, 2016
À la recherche de New Babylon. Commentaire
Je n'aime pas beaucoup la littérature de genre, surtout les romans policiers qui depuis quelques années inondent le marché, et dont les conventions sont lourdes et d'un profond ennui. Il en est de même du roman western. Mais il y a toujours des exceptions, des oeuvres qui transcendent leur genre et se démarquent par leur capacité à faire bouger les codes, à parler de notre époque. C'est le cas des Frères Sisters dont j'ai parlé ici ; ce l'est aussi du roman que je viens de terminer : À la recherche de New Babylon, 1 de l'auteure québécoise Dominique Scali.
Dans ce roman, vous ne trouverez pas de descriptions de duels aux revolvers, de fusillades, d'attaques de diligences, de chevauchées épiques... Tout cela est relégué à l'arrière-plan. Scali s'est bien documentée ; elle est même allée en Arizona, où se passe la plus grande partie de l'histoire, ce qui paraît dans l'attention portée aux paysages, et dans le rendu très convaincant d'un climat, d'une époque marquée par la conquête de l'ouest, la ruée vers l'or, la « pacification » des Indiens et la guerre de Sécession.
Sur le plan formel, le récit est une réussite, consistant en une succession non chronologique de quarante-neuf courts chapitres, chacun portant la mention d'un lieu et d'une ou deux dates. Un effet de mouvement chaotique structuré avec soin, parfaitement cohérent avec le portrait d'un monde libre, mais désorganisé, insécurisant. Et où Dieu est absent. Ce n'est pas un hasard si les églises sont laissées à l'abandon, et si le seul ministre du culte est un faux pasteur qui ne célèbre jamais d'offices, ne fait jamais de sermons, mais erre dans cette frontière de l'Ouest à la recherche de héros dont il pourrait raconter les hauts faits.
Ce révérend Aaron est le personnage central du récit, un alter ego du narrateur. En tant que figure auctoriale, il suscite la méfiance, l'hostilité des autres personnages principaux, notamment de Russian Bill qui lui vole ses « carnets », et du Matador, un chasseur de primes qui entend bien ne pas se faire voler son histoire, son immortalité, son âme s'il y croyait. 2 Le révérend n'est pas essentiellement différent de ces brigands qui volent le bétail. Chacun sa spécialité. Il n'est jamais armé, mais les répliques qu'il reçoit et assène sont comme des coups de revolver. Dans ses premières années, le révérend Aaron -- seul parmi les cinq personnages principaux dont le narrateur ne nous révèle jamais le prénom -- gagne sa vie en prononçant des discours lors d'obsèques ; sa parole est celle d'un passeur, faisant le lien entre la vie ici-bas et la vie dans l'au-delà. Puis l'au-delà va se désacraliser, descendre dans le monde sordide des hommes, et devenir cette immortalité de pacotille qu'est la célébrité ; le révérend se met alors à noircir des carnets, dans le but -- jamais avoué -- d'en tirer des romans à succès.
Mais il ne rencontrera jamais le héros à la mesure de ses ambitions ; on a compris depuis longtemps qu'on n'est pas dans un de ces « romans à quatre sous ». (p. 209) Il ne croise que des êtres semblables à lui, monomaniaques (lui qui continue à écrire même après que le Matador lui eut tranché les deux poignets), condamnés à la répétition, à la surenchère (« les dix pendaisons de Charles Teasdale » ; « les trente mariages que n'a pas vécus Pearl Guthrie » ; « les cents personnes qu'a tuées Russian Bill »), bref, au vide de l'existence.
Une des réussites de ce roman tient, on le voit, à ce qu'il tend un miroir où se réfléchissent nos sociétés sécularisées, individualistes, en proie à un certain vide. Comment ne pas reconnaître dans ce faux pasteur, dans ce Charles Teasdale qui change de nom en changeant de ville, dans ce William Tattenbaum, alias Russian Bill, sorte de bouffon mythomane, de « fou du village », des comportements bien d'aujourd'hui, où il est si facile de s'inventer un personnage sur les réseaux sociaux. À la recherche de New Babylon offre le daguerréotype d'un XIXe siècle libre, certes, mais irréfléchi, où la théâtralité, la mise en scène de soi, l'emporte sur l'esprit de sérieux, où l'immaturité transforme ce monde du Far West en un vaste espace de jeu : « Oh, rien n’a plus d’importance que le jeu, monsieur Tattenbaum. J’imagine que vous êtes d’accord avec moi là-dessus » (p. 190) Dominique Scali avait peut-être en arrière-pensée ces gadgets technologiques, ces iMachin, ces Pokemon GO qui nous infantilisent tant aujourd'hui, et nous font basculer dans la légèreté, le divertissement, sur fond d'angoisse environnementale.
Parcourant mes notes de lecture, j'ai pensé au western spaghetti de Tonino Valerii, Mon nom est personne, tout entier habité par le souvenir d'une époque révolue, celle où le héros incarné par Henry Fonda brillait de tous les feux de sa renommée. Il y a un peu de ce parfum de fin d'un monde dans le roman de Scali.
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1. Sacali, Dominique. À la recherche de New Babylon. [Fichier ePub], Éditions La Peuplade, Saguenay, 2015, 214 p.
2. Un réalité bien connue des écrivains. Je pense à la pièce de Michel Tremblay, Le Vrai monde ?, qui souligne le refus de la famille de Claude de servir de chair à roman, d'être dépossédée du sens de sa vie. Ce refus, à noter, n'est jamais celui de l'immortalité au sens kundérien, c'est-à-dire le « souvenir d’un homme dans l’esprit de ceux qui ne l’ont pas connu » (L'Immortalité, 1990). Le désir d'immortalité s'accompagne de l'angoisse de ne pas en avoir le contrôle. C'est là une idée centrale de l'oeuvre de Kundera. Savoureux de la retrouver dans un roman western !
Dans ce roman, vous ne trouverez pas de descriptions de duels aux revolvers, de fusillades, d'attaques de diligences, de chevauchées épiques... Tout cela est relégué à l'arrière-plan. Scali s'est bien documentée ; elle est même allée en Arizona, où se passe la plus grande partie de l'histoire, ce qui paraît dans l'attention portée aux paysages, et dans le rendu très convaincant d'un climat, d'une époque marquée par la conquête de l'ouest, la ruée vers l'or, la « pacification » des Indiens et la guerre de Sécession.
Sur le plan formel, le récit est une réussite, consistant en une succession non chronologique de quarante-neuf courts chapitres, chacun portant la mention d'un lieu et d'une ou deux dates. Un effet de mouvement chaotique structuré avec soin, parfaitement cohérent avec le portrait d'un monde libre, mais désorganisé, insécurisant. Et où Dieu est absent. Ce n'est pas un hasard si les églises sont laissées à l'abandon, et si le seul ministre du culte est un faux pasteur qui ne célèbre jamais d'offices, ne fait jamais de sermons, mais erre dans cette frontière de l'Ouest à la recherche de héros dont il pourrait raconter les hauts faits.
Ce révérend Aaron est le personnage central du récit, un alter ego du narrateur. En tant que figure auctoriale, il suscite la méfiance, l'hostilité des autres personnages principaux, notamment de Russian Bill qui lui vole ses « carnets », et du Matador, un chasseur de primes qui entend bien ne pas se faire voler son histoire, son immortalité, son âme s'il y croyait. 2 Le révérend n'est pas essentiellement différent de ces brigands qui volent le bétail. Chacun sa spécialité. Il n'est jamais armé, mais les répliques qu'il reçoit et assène sont comme des coups de revolver. Dans ses premières années, le révérend Aaron -- seul parmi les cinq personnages principaux dont le narrateur ne nous révèle jamais le prénom -- gagne sa vie en prononçant des discours lors d'obsèques ; sa parole est celle d'un passeur, faisant le lien entre la vie ici-bas et la vie dans l'au-delà. Puis l'au-delà va se désacraliser, descendre dans le monde sordide des hommes, et devenir cette immortalité de pacotille qu'est la célébrité ; le révérend se met alors à noircir des carnets, dans le but -- jamais avoué -- d'en tirer des romans à succès.
Mais il ne rencontrera jamais le héros à la mesure de ses ambitions ; on a compris depuis longtemps qu'on n'est pas dans un de ces « romans à quatre sous ». (p. 209) Il ne croise que des êtres semblables à lui, monomaniaques (lui qui continue à écrire même après que le Matador lui eut tranché les deux poignets), condamnés à la répétition, à la surenchère (« les dix pendaisons de Charles Teasdale » ; « les trente mariages que n'a pas vécus Pearl Guthrie » ; « les cents personnes qu'a tuées Russian Bill »), bref, au vide de l'existence.
Une des réussites de ce roman tient, on le voit, à ce qu'il tend un miroir où se réfléchissent nos sociétés sécularisées, individualistes, en proie à un certain vide. Comment ne pas reconnaître dans ce faux pasteur, dans ce Charles Teasdale qui change de nom en changeant de ville, dans ce William Tattenbaum, alias Russian Bill, sorte de bouffon mythomane, de « fou du village », des comportements bien d'aujourd'hui, où il est si facile de s'inventer un personnage sur les réseaux sociaux. À la recherche de New Babylon offre le daguerréotype d'un XIXe siècle libre, certes, mais irréfléchi, où la théâtralité, la mise en scène de soi, l'emporte sur l'esprit de sérieux, où l'immaturité transforme ce monde du Far West en un vaste espace de jeu : « Oh, rien n’a plus d’importance que le jeu, monsieur Tattenbaum. J’imagine que vous êtes d’accord avec moi là-dessus » (p. 190) Dominique Scali avait peut-être en arrière-pensée ces gadgets technologiques, ces iMachin, ces Pokemon GO qui nous infantilisent tant aujourd'hui, et nous font basculer dans la légèreté, le divertissement, sur fond d'angoisse environnementale.
Parcourant mes notes de lecture, j'ai pensé au western spaghetti de Tonino Valerii, Mon nom est personne, tout entier habité par le souvenir d'une époque révolue, celle où le héros incarné par Henry Fonda brillait de tous les feux de sa renommée. Il y a un peu de ce parfum de fin d'un monde dans le roman de Scali.
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1. Sacali, Dominique. À la recherche de New Babylon. [Fichier ePub], Éditions La Peuplade, Saguenay, 2015, 214 p.
2. Un réalité bien connue des écrivains. Je pense à la pièce de Michel Tremblay, Le Vrai monde ?, qui souligne le refus de la famille de Claude de servir de chair à roman, d'être dépossédée du sens de sa vie. Ce refus, à noter, n'est jamais celui de l'immortalité au sens kundérien, c'est-à-dire le « souvenir d’un homme dans l’esprit de ceux qui ne l’ont pas connu » (L'Immortalité, 1990). Le désir d'immortalité s'accompagne de l'angoisse de ne pas en avoir le contrôle. C'est là une idée centrale de l'oeuvre de Kundera. Savoureux de la retrouver dans un roman western !
mardi, juillet 05, 2016
Americanah. Commentaire
En lisant ce roman, j'ai pensé à ce passage du Carnet d'or, de Doris Lessing : « Thomas Mann, le dernier écrivain au sens ancien, qui employait le roman pour exprimer des jugements philosophiques sur la vie. En fait, la fonction du roman semble changer : c’est maintenant un avant-poste du journalisme, nous lisons des romans pour nous documenter sur des zones de vie que nous ne connaissons pas »
Americanah 1 est l'exemple parfait de « roman-reportage ». Un roman tout entier tourné vers « ce qu'est la vie réelle à notre époque », (p. 377) avec sa diversité, ses contradictions, son perpétuel mouvement. À travers un galerie de personnages, notamment les deux protagonistes, Ifemelu et Obinze, l'auteure présente un tableau vivant de la vie au Nigéria, de la vie des « expatriés » (p. 159) à Londres et, surtout, aux États-Unis. Le titre réfère d'ailleurs au nom par lequel les Nigérians désignent leurs compatriotes vivant, ou ayant vécu, aux États-Unis. Mais le principal intérêt de ce roman réside dans son observation minutieuse des rapports raciaux, 2 que je résumerais en paraphrasant Simone de Beauvoir : on ne naît pas noir, on le devient.
Un roman dont les deux protagonistes aiment lire, observer, réfléchir, discuter... Donc, intellectuellement très stimulant. Pourtant, je ne le placerais pas au même niveau que Beloved, de Toni Morrison, ou Dalva, de Jim Harrison. Dans ces œuvres, il y a un effort de transcender la réalité, de l'englober dans une quête existentielle, profonde, à travers une plongée cathartique et libératrice dans le temps et la mémoire. Adichie, au contraire, étale sa narration sur la minceur du présent, dans un effort uniquement descriptif ; l'histoire a beau se dérouler sur une dizaine d'années, Ifemelu peut bien se trouver déstabilisée par tous les changements survenus au Nigéria durant son absence, cette durée n'est jamais ressentie, demeure un fait de la pensée.
C'est sans doute pour atténuer l'effet quelque peu aride, intellectuel (surtout la quatrième partie), du récit où sont même insérés des extraits de blogue, que l'auteure y ajoute une histoire d'amour, presqu'en s'excusant : « Ainsi débutèrent des jours grisants remplis de clichés ». (p. 497) Le résultat est très réussi. Avec une tension qui ne cesse de croître jusqu'à la chute finale, tout en ouverture, merveilleuse de concision et de légèreté.
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1. Adichie, Chimamanda Ngozi. Americanah, [Fichier ePub], Gallimard, Paris, 2014, 534 p.
2. Observation qui inclut les Latinos, les Asiatiques, mais exclut les Amérindiens, invisibles au regard d'Adichie. Ce qui est plutôt inconséquent, puisque son personnage d'Ifemelu fait précisément remarquer à son petit ami blanc qu'elle est inexistante dans les revues féminines ; de même, Obinze, travaillant sous une identité d'emprunt à Londres, trouve éprouvant cet état de non reconnaissance.
Americanah 1 est l'exemple parfait de « roman-reportage ». Un roman tout entier tourné vers « ce qu'est la vie réelle à notre époque », (p. 377) avec sa diversité, ses contradictions, son perpétuel mouvement. À travers un galerie de personnages, notamment les deux protagonistes, Ifemelu et Obinze, l'auteure présente un tableau vivant de la vie au Nigéria, de la vie des « expatriés » (p. 159) à Londres et, surtout, aux États-Unis. Le titre réfère d'ailleurs au nom par lequel les Nigérians désignent leurs compatriotes vivant, ou ayant vécu, aux États-Unis. Mais le principal intérêt de ce roman réside dans son observation minutieuse des rapports raciaux, 2 que je résumerais en paraphrasant Simone de Beauvoir : on ne naît pas noir, on le devient.
Un roman dont les deux protagonistes aiment lire, observer, réfléchir, discuter... Donc, intellectuellement très stimulant. Pourtant, je ne le placerais pas au même niveau que Beloved, de Toni Morrison, ou Dalva, de Jim Harrison. Dans ces œuvres, il y a un effort de transcender la réalité, de l'englober dans une quête existentielle, profonde, à travers une plongée cathartique et libératrice dans le temps et la mémoire. Adichie, au contraire, étale sa narration sur la minceur du présent, dans un effort uniquement descriptif ; l'histoire a beau se dérouler sur une dizaine d'années, Ifemelu peut bien se trouver déstabilisée par tous les changements survenus au Nigéria durant son absence, cette durée n'est jamais ressentie, demeure un fait de la pensée.
C'est sans doute pour atténuer l'effet quelque peu aride, intellectuel (surtout la quatrième partie), du récit où sont même insérés des extraits de blogue, que l'auteure y ajoute une histoire d'amour, presqu'en s'excusant : « Ainsi débutèrent des jours grisants remplis de clichés ». (p. 497) Le résultat est très réussi. Avec une tension qui ne cesse de croître jusqu'à la chute finale, tout en ouverture, merveilleuse de concision et de légèreté.
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1. Adichie, Chimamanda Ngozi. Americanah, [Fichier ePub], Gallimard, Paris, 2014, 534 p.
2. Observation qui inclut les Latinos, les Asiatiques, mais exclut les Amérindiens, invisibles au regard d'Adichie. Ce qui est plutôt inconséquent, puisque son personnage d'Ifemelu fait précisément remarquer à son petit ami blanc qu'elle est inexistante dans les revues féminines ; de même, Obinze, travaillant sous une identité d'emprunt à Londres, trouve éprouvant cet état de non reconnaissance.
vendredi, juillet 01, 2016
Commentaire sur L'Ange de pierre
Si j'étais le père d'un ado, je lui ferait lire L'Ange de pierre, 1 un roman qui pourrait avoir comme sous-titre : Ou comment rater sa vie. Car l'héroïne, Hagar Currie, est à cet égard exemplaire. Orgueilleuse au-delà de toute raison, d'une mauvaise foi totale dans ses rapports aux autres, rigide bien qu'elle s'imagine ne pas l'être, cette femme de 90 ans n'a pas su évoluer, sa vieillesse au contraire faisant ressortir plus que jamais les vulnérabilités de son caractère : son manque de jugement, ses préjugés petits-bourgeois, sa difficulté à établir des relations ouvertes, sincères et authentiques... L'ange de pierre, l'ange « aveugle » (p. 17) et froid comme la neige, (p. 125) c'est elle.
Il va sans dire qu'un tel personnage ne saurait être en contrôle de sa vie. Tout au long du récit, où elle revient sur les événements de sa vie, on voit Hagar réagir, mais jamais agir. Pas une fois elle ne prend une décision réfléchie, basée sur une compréhension des gens et des faits. Ainsi, son mariage avec Brampton Shipley, un fermier rustre, pauvre et fainéant, peut sembler l'acte d'un caractère résolu qui, par amour, choisit d'ignorer le qu'en-dira-t-on, mais en vérité il n'en est rien : Hagar n'est pas amoureuse. Son mariage est le résultat d'une réaction au père qui cherchait à lui imposer ses choix. Nulle rationalité, ici. À tel point qu'en voyant pour la première fois la maison sale et sans eau courante de son mari, elle avouera plus tard :
Cas classique de l'enfant qui ne peut que s'opposer au parent parce qu'il en a reçu le caractère ; Hagar a beau se plaire à imaginer ses ancêtres comme des « gentlemen » (p. 33) vivant dans des châteaux, elle qui se voudrait mondaine, 2 c'est son réflexe d'opposition qui l'emporte.
Mais c'est le rapport à la mère qui est le plus déterminant. C'est pour honorer sa mémoire que l'ange de pierre fut placé dans le cimetière du village, près de la tombe. Il « dominait la ville », (p. 17) dit Hagar ; il dominait aussi symboliquement sa vie. Car cette mère, elle ne l'a pas connue, celle-ci étant morte en lui donnant naissance : « [C]’était si incompréhensible pour moi qu’elle ne soit pas morte à la naissance de l’un ou l’autre de mes deux frères, mais qu’elle ait gardé sa mort pour moi » (p. 93) Mère qu'elle ne « ne pouvai[t] pas [s]’empêcher de détester » (p. 46) -- tout comme elle avoue avoir « toujours détesté » (p. 261) l'ange de pierre --, et qui lui a laissé sur la conscience un sentiment de culpabilité dont elle ne cessera toute sa vie de se défendre :
Sa mère lui a aussi laissé sa nature « anxieuse » (p. 93) :
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1. Margaret Laurence. L'Ange de pierre. Éditions Alto / Éditions Nota bene, Québec, 2008, 442 p.
2. « Quand je revins au bout de deux ans, je connaissais la poésie, je savais broder, parler français, établir le menu d’un repas comportant cinq plats, commander à des domestiques et me coiffer de la plus jolie manière qui soit. » (p. 70)
Il va sans dire qu'un tel personnage ne saurait être en contrôle de sa vie. Tout au long du récit, où elle revient sur les événements de sa vie, on voit Hagar réagir, mais jamais agir. Pas une fois elle ne prend une décision réfléchie, basée sur une compréhension des gens et des faits. Ainsi, son mariage avec Brampton Shipley, un fermier rustre, pauvre et fainéant, peut sembler l'acte d'un caractère résolu qui, par amour, choisit d'ignorer le qu'en-dira-t-on, mais en vérité il n'en est rien : Hagar n'est pas amoureuse. Son mariage est le résultat d'une réaction au père qui cherchait à lui imposer ses choix. Nulle rationalité, ici. À tel point qu'en voyant pour la première fois la maison sale et sans eau courante de son mari, elle avouera plus tard :
« Pourtant, en la voyant, je ne fus pas le moins du monde troublée, car je me prenais encore pour une châtelaine. Je m’imaginais que quelqu’un d’autre ferait tout le travail. » (p. 81)Si irréfléchi, son mariage, qu'il aura une autre conséquence, outre le fait de la plonger dans une vie qu'elle n'aime pas : en rompant les liens avec son père, elle rompt aussi avec la lignée des Currie, et toute l'histoire que porte ce patronyme dont elle se montre fière, rattaché aux Highlanders « du Clanranald Mac Donald » (p. 32), et dont la devise -- « Je combat qui ose » (p. 184) -- résume ironiquement son caractère. Déshéritée par son père, sans argent, tout ce qu'elle peut céder du patrimoine familial à celui de ses deux fils en qui elle reconnaît un vrai Currie, c'est une épingle à kilt. Mais le jeune John n'est pas le Currie qu'elle imagine ; il échangera l'épingle contre un canif, puis ce canif contre des cigarettes. Et voilà l'héritage parti en fumée !
Cas classique de l'enfant qui ne peut que s'opposer au parent parce qu'il en a reçu le caractère ; Hagar a beau se plaire à imaginer ses ancêtres comme des « gentlemen » (p. 33) vivant dans des châteaux, elle qui se voudrait mondaine, 2 c'est son réflexe d'opposition qui l'emporte.
Mais c'est le rapport à la mère qui est le plus déterminant. C'est pour honorer sa mémoire que l'ange de pierre fut placé dans le cimetière du village, près de la tombe. Il « dominait la ville », (p. 17) dit Hagar ; il dominait aussi symboliquement sa vie. Car cette mère, elle ne l'a pas connue, celle-ci étant morte en lui donnant naissance : « [C]’était si incompréhensible pour moi qu’elle ne soit pas morte à la naissance de l’un ou l’autre de mes deux frères, mais qu’elle ait gardé sa mort pour moi » (p. 93) Mère qu'elle ne « ne pouvai[t] pas [s]’empêcher de détester » (p. 46) -- tout comme elle avoue avoir « toujours détesté » (p. 261) l'ange de pierre --, et qui lui a laissé sur la conscience un sentiment de culpabilité dont elle ne cessera toute sa vie de se défendre :
« [Je] me demandais pourquoi Dan et Matt avaient hérité de la délicate constitution de Mère alors que j’étais solidement charpentée et aussi robuste qu’un bœuf. » (p. 94)
« Je ne supporte pas de me sentir en dette avec qui que ce soit » (p. 369)
« Pourquoi est-il si difficile de trouver le vrai responsable ? Pourquoi est-ce que je veux toujours qu’il y en ait un ? Comme si ça pouvait m’aider ! » (p. 377)Est-ce pour se protéger de ce sentiment qu'elle s'est durci le coeur ? Qu'elle ne cesse de juger les autres, jusqu'au mépris, plutôt que se juger elle-même ?
Sa mère lui a aussi laissé sa nature « anxieuse » (p. 93) :
« Quelque chose me menace, une chose mystérieuse, tapie dans l’ombre, prête à bondir » (p. 174)
« Mais je ne peux pas rester tranquille plus de deux secondes d’affilée. Je n’ai jamais pu » (p. 278)
« Pour moi, [la nuit] fourmille de fantômes » (p. 297)Hagar est une antihéroïne, mais sa vulnérabilité la rend tout de même attachante. Surtout quand elle parvient à baisser la garde, le temps d'un rare moment de lucidité et d'honnêteté :
« L’orgueil a été ma folie, et la peur le démon qui m’a poussée. Seule, toujours, et jamais libre, car mes chaînes étaient en moi, se sont déployées hors de moi et ont entravé tous ceux qui m’étaient proches » (p. 416)L'Ange de pierre n'est pas un grand roman, mais un bon roman. Un peu prévisible par moments, comme tout ce qui a trait aux manoeuvres du fils et, surtout, de la bru, pour placer Hagar en centre d'hébergement. Au moment de sa parution en 1964, ce genre de situations ne devait pas être si fréquent. Aujourd'hui, il est devenu banal.
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1. Margaret Laurence. L'Ange de pierre. Éditions Alto / Éditions Nota bene, Québec, 2008, 442 p.
2. « Quand je revins au bout de deux ans, je connaissais la poésie, je savais broder, parler français, établir le menu d’un repas comportant cinq plats, commander à des domestiques et me coiffer de la plus jolie manière qui soit. » (p. 70)
vendredi, juin 10, 2016
Commentaire sur Le Carnet d'or
Quand j'ai commencé de lire Le Carnert d'or, de Doris Lessing, ma première impression m'a ramené avec bonheur à l'oeuvre de Kundera : même souci primordial de la forme, même refus de l'« histoire », de la mimésis. Puis, un motif plus profond m'est apparu, une impression persistante : chez ces auteurs, les personnages sont comme des souris de laboratoire ; ils permettent d'explorer « les possibilités de l'existence » (L'Art du roman). Chez Lessing, cette dimension ne se laisse pas percevoir d'emblée, du fait que le récit est à la première personne ; elle est intériorisée et thématisée par les personnages eux-mêmes, comme l'héroïne Anna :
La structure narrative reflète cette quête. Le Carnet d'or n'est pas fait que d'une seule histoire, mais d'un très grand nombre -- une trentaine -- certaines ne faisant qu'un paragraphe, incluses dans d'autres histoires, des métahistoires qui se répartissent selon leurs sujets, dans les quatre carnets d'Anna :
Et c'est ce qui fait la remarquable réussite de cette oeuvre : sa profonde cohérence. Vous tirez sur la maille d'un thème, quel qu'il soit, et c'est tout le récit qui se détricote.
« Cette manière intellectuelle de dire « je voulais voir ce qui allait arriver », « je veux savoir ce qui va se passer ensuite », c’est une tentation qui est dans l’air, qui habite la plupart des gens que l’on rencontre, qui est même en moi. »
« À ton avis, lui demandai-je, qu’est-ce qui contraint les gens comme nous à tout expérimenter ? Quelque chose nous pousse à diversifier au maximum nos personnalités. »
« Saul voulait voir ce qui arriverait. Et moi aussi. Je guettais en moi, plus fort que tout, un intérêt malveillant et littéralement joyeux — comme si lui, Saul, et moi-même étions deux quantités inconnues, deux forces anonymes dénuées de personnalité. »Une « tentation qui est dans l'air » : dans ce roman, l'expérience individuelle est toujours liée à un contexte plus large, inscrite dans une causalité, une d'intelligibilité. Ainsi, le besoin irrépressible d'Anna de « tout expérimenter » prend tout son sens dans un monde en transformation, celui des années 1950, où les repères traditionnels, les grands récits totalisants -- comme le marxisme -- volent en éclats, sur fond de maccarthysme et de terreur nucléaire, où l'individu est en proie au morcellement de son identité, au sentiment d'irréalité des choses, à l'angoisse. Le cynisme triomphe. Mais Anna, même après avoir quitté le Parti communiste, malgré la désillusion, refuse d'y céder. Se définissant comme une de ces nouvelles « femmes libres », elle va poursuivre une réflexion, une quête, voire une lutte, à la fois politique, féministe, psychologique et littéraire.
La structure narrative reflète cette quête. Le Carnet d'or n'est pas fait que d'une seule histoire, mais d'un très grand nombre -- une trentaine -- certaines ne faisant qu'un paragraphe, incluses dans d'autres histoires, des métahistoires qui se répartissent selon leurs sujets, dans les quatre carnets d'Anna :
« Je vais posséder quatre carnets, un noir qui concernera Anna Wulf l’écrivain, un rouge pour la politique, un jaune où j’écrirai des histoires à partir de mon expérience, et un bleu où j’essaierai de tenir mon journal. »Dans ses carnets, Anna défend une vision humaniste valorisant l'unité de l'être et de l'expérience, la conscience, l'engagement dans la communauté, le sens des responsabilités et le courage dans la lutte. Sur le plan littéraire, elle refuse toute mimésis, jugée trompeuse, ne pouvant rendre compte de la réalité, car suintant la nostalgie. Elle refuse, donc, de publier un second roman qui serait semblable au premier. Elle rêve d'« un livre investi d’une passion intellectuelle ou morale assez forte pour créer un ordre, pour créer une nouvelle manière d’observer la vie », et qui témoignerait d'une « conscience simultanée de l’infiniment grand et de l’infiniment petit », c'est-à-dire de la dimension politique à l'échelle de la planète, et de la dimension humaine, psychologique. Ce livre, c'est Le Carnet d'or. Une oeuvre très libre dans sa forme, éclatée, à l'image du monde, mais où l'on voit l'effort de créer des liens entre les histoires, d'attacher ensemble tous ces éléments de récits disparates, de reconstituer l'unité de l'expérience individuelle.
Et c'est ce qui fait la remarquable réussite de cette oeuvre : sa profonde cohérence. Vous tirez sur la maille d'un thème, quel qu'il soit, et c'est tout le récit qui se détricote.
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