Roman historique ? Philosophique ? Épistolaire ? Difficile de classer ces Mémoires d'Hadrien. Parue en 1951, l'oeuvre phare de Marguerite Yourcenar n'est pas étrangère au courant existentialiste qui a marqué la littérature d'après-guerre en France. La question du sens de l'existence y est posée ; un certain humanisme s'y exprime. C'est cette dimension qui m'a le plus touché, et c'est elle qui m'a amener à écrire ce texte.
Parmi les notes rassemblées à la fin du livre, il en est une qui résume bien ce qui a dirigé ma lecture ; Yourcenar y cite Flaubert : « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. » (p. 321)
Le Hadrien de Yourcenar aurait pu faire sien cet aphorisme du philosophe Jean-Paul Sartre, selon lequel « l'existence précède l'essence ». L'empereur ne dédaigne pas la discussion, l'échange d'idées avec ses contemporains lettrés, avec les érudits de toutes origines. Mais ces jeux intellectuels ne peuvent jamais se substituer aux sensations premières du corps, à l'expérience concrète du monde. Sa prédilection le porte d'emblée « à préférer les choses aux mots, à [s]e méfier des formules » (p. 47) qui ne peuvent rendre compte d'un « monde plein, continu, formé d’objets et de corps » (p. 52). Si Hadrien privilégie le témoignage des sens, l'expérience, rejetant tout esprit de « système » (p. 19), c'est qu'il trouve là la condition de sa liberté, élément central de son éthique : « Pour moi, j’ai cherché la liberté plus que la puissance, et la puissance seulement parce qu’en partie elle favorisait la liberté » (p. 53)
L'homme libre se définit par ses actes. Mais si, à regarder ses jeunes années, du temps de la première expéditions contre les Daces aux côtés de Trajan, il peut affirmer : « À la longue, mes actes me formaient », (p. 66) l'honnêteté lui impose tout aussi bien le constat contraire :
« Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus indéfinissable. » (p. 34)
« Les trois quarts de ma vie échappent d’ailleurs à cette définition par les actes » (p. 34)
L'homme libre, même devenu empereur et « Dieu », (p. 159) demeure opaque à lui-même. Devant la perspective de ses mémoires, il affirme tout d'abord : « Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir ». (p. 30) Mais son projet rencontre aussitôt une difficulté incontournable : « Je m’efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de plomb ou d’or, ou l’écoulement d’une rivière souterraine, mais ce plan tout factice n’est qu’un trompe-l’œil du souvenir » (p. 33)
Ce qu'il manque à Hadrien, c'est une transcendance. S'il pouvait rattacher son existence à un être éternel, la « veine d'or » tant recherchée lui semblerait moins insaisissable. Son immortalité, préoccupation récurrente dans ses mémoires, ne serait pas cette réalité « intermittente » (p. 314) à laquelle il semble se résigner à la fin. Et sa sagesse, inspirée de la philosophie grecque, ouverte au pluralisme et arrachée, pour ainsi dire à la force du bras, au monde d'ici-bas, cette sagesse personnelle si touchante, si humaine, ne sortirait pas si meurtrie de deux échecs importants : le suicide de l'être aimé, Antinoüs, qui en révèle les limites ; et la révolte juive de Bar Kochba, réprimée dans le sang par Rome.
Pourtant, les dieux ne manquent pas au siècle d'Hadrien. L'empereur en est même « avide », (p. 307) comme tous ses contemporains. Mais voilà : ces dieux se font vieux dans un monde en évolution. Hadrien a bien cherché à les défendre devant la montée des monothéismes, mais au pris d'un pluralisme qui le laisse, au seuil de la mort, plus vulnérable que jamais. Au fond de lui, il pressent la fin de ce monde, comme un écho encore lointain de sa propre fin imminente. Le choc est inévitable entre ces « deux pensées d’espèces opposées [qui] ne se rencontrent que pour se combattre ». (p. 260) Tout en réprouvant l'étroitesse d'esprit des juifs et des chrétiens, il ne peut s'empêcher, à la fin, d'envier la force de leur conviction : « On les envierait, si l’on pouvait envier des aveugles. » (p. 267)
Il se dégage de ce personnage d'Hadrien le sentiment d'un homme profondément seul -- l'homme seul dont parle Flaubert -- parmi tous ces dieux, au rang desquels il a lui-même été élevé, mais sans Dieu. Un Dieu auquel pourtant la dernière phrase de ses mémoires, comme une prière inconsciente, semble ouverte :
Pourtant, les dieux ne manquent pas au siècle d'Hadrien. L'empereur en est même « avide », (p. 307) comme tous ses contemporains. Mais voilà : ces dieux se font vieux dans un monde en évolution. Hadrien a bien cherché à les défendre devant la montée des monothéismes, mais au pris d'un pluralisme qui le laisse, au seuil de la mort, plus vulnérable que jamais. Au fond de lui, il pressent la fin de ce monde, comme un écho encore lointain de sa propre fin imminente. Le choc est inévitable entre ces « deux pensées d’espèces opposées [qui] ne se rencontrent que pour se combattre ». (p. 260) Tout en réprouvant l'étroitesse d'esprit des juifs et des chrétiens, il ne peut s'empêcher, à la fin, d'envier la force de leur conviction : « On les envierait, si l’on pouvait envier des aveugles. » (p. 267)
Il se dégage de ce personnage d'Hadrien le sentiment d'un homme profondément seul -- l'homme seul dont parle Flaubert -- parmi tous ces dieux, au rang desquels il a lui-même été élevé, mais sans Dieu. Un Dieu auquel pourtant la dernière phrase de ses mémoires, comme une prière inconsciente, semble ouverte :
« Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus… Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts… » (p. 316)__________
1. Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, Gallimard (coll. « Folio »), Paris, 1971, 352 p.