Dans mon texte précédent, j’ai mentionné le caractère distancié de Maximilien Aue, le protagoniste du roman de Jonathan Littell, Les Bienveillantes, le fait qu’il semble toujours en retrait par rapport au monde qui l’entoure, enfermé dans sa conscience, et seul. Une des réussites de ce roman, c’est de nous faire voir la Seconde Guerre mondiale par le regard de cet officier SS qui tente de s’identifier au « volk », au national-socialisme, mais sans jamais y parvenir, car immergé dans ses identités équivoques.
Dans un langage qui rappelle le personnage de Meursault, de L'Étranger, il nous décrit la guerre sur le front de l’Est, guerre dite « totale » qui a opposé, de 1941 à 1945, l’Allemagne nazie aux « Bolcheviks » soviétiques, et qui a fait plus de 30 millions de morts.
Les SS ont pour tâche d’assurer la sécurité derrière les troupes de la Wehrmacht dans leur avancée à travers l’Ukraine, en éliminant tout groupe de résistants. Que les juifs figurent au nombre de ces derniers, Aue peut difficilement l’admettre : « [P]our eux, depuis toujours, les mauvaises choses venaient de l’est, les bonnes, de l’ouest ; en 1918, ils avaient accueilli nos troupes comme des libérateurs, des sauveurs ». (p. 122-123) 1 Alors quand le colonel (Standartenfürher) Paul Blobel relaie l’ordre d’éliminer également les femmes et les enfants, qui ne constituent pourtant pas une menace, la réaction des officiers du Commando spécial 4a ne laisse aucun équivoque : « Mais, Herr Standartenführer, la plupart d’entre nous sont mariés, nous avons des enfants. On ne peut pas nous demander ça. » (p. 150) Aue nous montre que ce que l’Histoire plus tard nommera la « Shoah par balles » a été, du moins dans les premiers temps, une expérience traumatisante pour les commandos chargés des exécutions : suicides, alcool, problèmes de discipline... Il faut lire les pages consacrées au massacre de Babi Yar, d’une horreur absolue. De là, d’ailleurs, est venue l’idée des chambres à gaz.
En soulignant ces problèmes, le narrateur cherche à montrer que, par rapport à l’image que la postérité en a gardé, « les choses sont autrement complexes ». (p. 19) La « recherche de la vérité », que Aue tient pour « indispensable à la vie », (p. 16) à ses yeux n’admet pas une ligne de partage nette entre les coupables et les juges, entre le Mal et le Bien. Les terribles officiers SS étaient, dans bien des cas, des professeurs, des diplômés universitaires : « Ceux qui tuent sont des hommes, comme ceux qui sont tués, c’est cela qui est terrible » (p. 43) ; des hommes qui, pour la plupart, s’acquittent de leurs tâches « par sens du devoir et de l’obligation ». (p. 148)
Nous touchons au coeur du récit, à cette question qui hante Aue, et que son beau-frère, von Üxküll, va formuler à la fin, dans une scène dont le narrateur, fait intéressant, avoue ne pas savoir si elle est réelle ou imaginaire : « Pourquoi les Allemands ont-ils mis tant d’acharnement à tuer les Juifs ? » (p. 1247) Au-delà du fait immédiat de la hiérarchie militaire qui fait en sorte que chaque niveau de commandement est « tenu » par la « volonté » (p. 152) du niveau supérieur, Aue, à cette question, n’a que des bribes de réponses, d’inégales valeurs, dispersées à travers le récit comme un leitmotiv lancinant.
Mais aucune de ces réponses ne satisfait son besoin de vérité, même s’il n’ose pas se l’avouer à lui-même. Quand lui-même profère des inepties racistes, 2 il ne peut que ressentir, au fond de lui, qu'elles sont fausses, qu’elles ne collent pas à la réalité. Ce personnage déjà distancié, le sera d'autant que la réalité, aussi bien celle qui s'offre à son regard, que celle, intérieure, de l'identité, se dérobe sans cesse. Sans doute faut-il chercher là la raison de ces scènes hallucinatoires, comme celle où, au milieu de la foule, il est le seul à voir le Führer affublé du phylactère et du talit que portent les juifs à la synagogue. (p. 667) Le lecteur lui-même éprouvera, à la lecture de certains passages, ce sentiment d’irréalité proche du rêve qu’éprouve Aue, comme lorsqu’il mord le nez du Führer, puis, dans sa fuite jusque dans les tunnels du métro, lorsqu’il tombe sur les commissaires Weser et Clemens qui n’ont pas cessé de le poursuivre, alors même que l’enquête est officiellement terminée. Ici, nous sommes presque dans Le Procès, de Kafka.
Ces deux commissaires renvoient à L’Orestie, d’Eschyle, dans laquelle les Érynies vengeresses pourchassent Oreste pour le meurtre de sa mère. Une fois leur colère apaisée, elles se transforment en Euménides, c’est-à-dire en Bienveillantes.
Mais Aue n’est pas seulement poursuivi par la justice, il l'est aussi par tout ce qui, en lui, dans ses goûts, ses désirs, le ramène à la figure détestée de la mère ; sa volonté de s’identifier au national-socialisme, à la figure du Führer, substitut au père manquant, n’y changera rien. Quel paradoxe de voir cet homme intelligent, se disant attachée à la vérité, s'enfoncer dans le mensonge et l'horreur. Mais sa mémoire, comme la justice, ne lui laissera jamais de repos. Elle le pourchassera jusque dans les années 1970, alors qu'il vit en France et entreprend de raconter son histoire, pour ce à quoi il a participer en tant qu’officier SS alors qu’il aurait pu s’y soustraire, pour ces massacres de masse, ces actes irréversibles, contre nature, contre sa nature, qui ont scellé son destin.
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1 Johnatan Littell, Les Bienveillantes, Gallimard (coll. « Folio »), Paris, 2006, 1397 p.
2 « C’est tout simplement un problème racial, répondis-je. Nous savons qu’il existe des groupes racialement inférieurs, dont les Juifs, qui présentent des caractéristiques marquées qui à leur tour les prédisposent à la corruption bolcheviste, au vol, au meurtre, et à toutes sortes d’autres manifestations néfastes ». (p. 434)