Rechercher dans ma chambre

jeudi, mai 20, 2010

La morale qui tue

J’ai parlé l’autre jour d’Elie Wiesel, ce grand humaniste, prix Nobel de la paix, auteur de nombreux romans, pièces de théâtre, essais… Interrogé en 2006 sur son appui à l'invasion de l’Irak, il a eu cette réponse : « Si j'avais su à l'époque ce que je sais maintenant, j'aurais évidemment dit non à la guerre ». Et, conscient de la gravité de sa faute, il ajoute : « N'oublions pas qu'à cette époque aucun service de renseignements au monde ne disait que Saddam Hussein ne possédait pas [d’]armes [de destruction massive] ». (1)

Certes. Mais, aussi bien, aucun service de renseignements ne pouvait prouver qu’il en possédait. Durant les mois qui ont précédé le déclenchement de l’attaque américaine, Hans Blix, chef des inspecteurs en armement de l’ONU, n’a rien trouvé en Irak. Il demande alors plus de temps pour terminer les inspections, qui sont menées, faut-il le rappeler, avec la collaboration des services secrets britanniques et américains, mais Washington, pressé de liquider le régime qui lui bloque l’accès au pétrole, ne l’écoute plus. (2) Le 20 mars 2003, les premières bombes s’abattent sur Bagdad.

Ce qui étonne le plus, c’est que, en toute logique, ce n’est pas la présence sur le territoire irakien d’armes de destruction massive qui devait justifier l’attaque américaine, mais le lien supposé de Saddam Hussein avec Al-Qaïda. Car ce projet belliqueux se voulait – officiellement -- la réplique des États-Unis aux attentats du 11 septembre 2001. Comment Elie Wiesel peut-il négliger ce fait ? Comment peut-il faire abstraction du fait que personne à l’époque ne croyait honnêtement à l’existence d’un quelconque lien du dictateur avec Ben Laden ?

La réponse se trouve peut-être dans une lettre publiée par le Devoir le 23 mars 2003. Parmi tous les crimes de Saddam Hussein, il y en un qui justifie aux yeux de Wiesel ce qu’il appelle la « guerre », c’est-à-dire « des orphelins, des veuves, des corps, des cadavres, du sang » : durant la première guerre du Golfe, « il a dirigé contre Israël des missiles Scud », (3) il a voulu tuer des Juifs. Le tragique manque de jugement de Wiesel, cet homme au prestige moral incomparable, et que consultait George W. Bush, semble puiser à une profonde souffrance, celle d’Auschwitz où il fut déporté, adolescent, et où il perdit sa famille. Et dont il n’est jamais revenu.

Que dire par contre de ces intellectuels américains qui signèrent, dès 2002, une lettre publique qui fit grand bruit, et qui justifiait la violence des armes dans le cadre d’une « guerre juste » ? Il faut la lire, cette lettre, dégoûtante d’hypocrisie bigote, avec des phrases comme : « Si l'on a la preuve incontestable qu'un recours à la force peut empêcher le massacre d'innocents incapables de se défendre par eux-mêmes, alors le principe moral de l'amour du prochain nous ordonne de recourir à la force ». (4)

À ces adeptes de la morale qui tue, et qui pourtant osent affirmer qu’une « guerre juste ne peut être menée que contre des combattants », je propose le vidéo suivant.


__________

(1) François Busnel. « Elie Wiesel : ‘ Si j'avais su... ’ ». L’Express.fr, 1er juin 2006. (Page consultée le 15 mai 2010)

(2) Olivier Da Lage. « L’implacable réquisitoire de Hans Blix ». Radio France internationale, 8 avril 2004. (Page consultée le 19 mai 2010)

(3) Elie Wiesel. « Le Prix Nobel Élie Wiesel se prononce - Il fallait affronter l'Irak ». Le Devoir, 25 mars 2003. (Page consultée le 15 mai 2010)

(4) Collectif. « Lettre d'Amérique, les raisons d'un combat ». Voltairenet.org, 1er février 2002. (Page consultée le 2 mai 2010)

samedi, mai 01, 2010

La victime et le bourreau

Durant les années difficiles de mon adolescence, la lecture m’a servi de refuge. Un de mes auteurs préférés : Isaac Asimov. Ses histoires qui se passaient en l’an 11 000 et quelque me permettaient de prendre momentanément congé de mon handicap et de cet horizon tourmentant des premiers deuils, les plus difficiles. Par toutes les pensées refoulées qui lui étaient, d’une certaine manière, à mon insu associées, Asimov avait fini – je le comprends aujourd’hui – par m’apparaître intime. Je l’admirais. Mon intérêt pour la science a d’abord été un intérêt pour la science-fiction. Mais je me souviens d’un après-midi aux galeries d’Anjou, au La Baie, ou au Simpson, un petit présentoir isolé au bout d’une allée, dans une section de vêtements. Que deux livres, posés là, inexplicablement : Seconde fondation et Fondation foudroyée. J’avais déjà le premier tome de la trilogie. Personne autour. Sentiment étrange d’irréalité... Je m’approche. Prends les deux livres puis la sortie tout près.

Évidemment, trente secondes plus tard, deux agents marchent à côté de moi. Me conduisent à un petit local où l’on m’interroge, sans toutefois oser me fouiller. On remplit un formulaire en proférant de lourdes menaces, puis on me relâche. De retour chez moi, j’ai éclaté en sanglots. La pire humiliation de ma vie.

Or, voilà que la semaine dernière, quelque trente ans plus tard, au hasard de mes lectures, je retrouve – avec émotion – Asimov. Ou plutôt Isaac, le Juif, à travers un extrait de son autobiographie. Et je découvre que cet homme, avec ses lunettes à large monture et son air benêt, est aussi un sage analyste politique et un authentique humaniste. Son anecdote, présentée ici, au sujet d’Elie Wiesel m’a réconforté. D’abord parce qu’elle concerne Elie Wiesel, ce prix Nobel de la paix qui a publiquement cautionné, de son prestige moral, l’infamante guerre contre l’Irak. Ensuite parce qu’elle met le doigt sur une idée communément admise et si hérissante. Il n’y a pas, dit-il, de peuple essentiellement bon ; il n’y a que des peuples agressés, soumis, exterminés, mais entre ceux-ci et leurs agresseurs, la différence ne tient qu’aux circonstances historiques.

Voilà une vérité qui demande un certain courage, surtout à un Juif. Ce courage, Asimov l’a ; Wiesel, peut-être parce qu’il a trop souffert, ne l’a pas. Je cite :

Je me suis publiquement exprimé là-dessus une seule fois, dans des circonstances délicates. C’était en mai 1977. J’étais convié à une table ronde en compagnie notamment d’Elie Wiesel, qui a survécu à l’Holocauste et, depuis, ne sait plus parler d’autre chose. Ce jour-là, il m’a agacé en prétendant qu’on ne pouvait pas faire confiance aux savants, aux techniciens, parce qu’ils avaient contribué à rendre possible l’Holocauste. Voilà bien une généralisation abusive ! Et précisément le genre de propos que tiennent les antisémites : « Je me méfie des Juifs, parce que jadis, des Juifs ont crucifié mon Sauveur. »

J’ai laissé les autres débattre un moment en remâchant ma rancœur puis, incapable de me contenir plus longtemps, je suis intervenu : « Monsieur Wiesel, vous faites erreur ; ce n’est pas parce qu’un groupe humain a subi d’atroces persécutions qu’il est par essence bon et innocent. Tout ce que montrent les persécutions, c’est que ce groupe était en position de faiblesse. Si les Juifs avaient été en position de force, qui sait s’ils n’auraient pas pris la place des persécuteurs ? »

A quoi Wiesel m’a répliqué, très emporté : « Citez-moi un seul cas où des Juifs auraient persécuté qui que ce soit ! »

Asimov lui cite un exemple, emprunté à l’histoire biblique, tout en remarquant dans son autobiographie – publiée en 1996 – qu’aujourd’hui il n’hésiterait pas à évoquer l’oppression des Palestiniens par Israël. Mais si, au total, il y a de fait peu d’exemples – quoique, du point de vue essentialiste qui est celui de Wiesel, un seul suffise – c’est pour une raison très simple, répond Asimov :

C’est qu’il n’y a pas d’autre période dans l’histoire où les Juifs aient exercé le pouvoir, ai-je répondu. La seule fois où ils l’ont eu, ils ont fait comme les autres.

Et de conclure :

A l’heure où j’écris, on assiste à un afflux de Juifs ex-soviétiques en Israël. S’ils fuient leur pays, c’est bien parce qu’ils redoutent des persécutions de nature religieuse. Pourtant, dès qu’ils posent le pied sur le sol d’Israël, ils se muent en sionistes extrémistes impitoyables à l’égard des Palestiniens. Ils passent en un clin d’œil du statut de persécutés à celui de persécuteurs.

Cela dit, les Juifs ne sont pas les seuls dans ce cas. Si je suis sensible à ce problème particulier, c’est parce que je suis juif moi-même. En réalité, là encore le phénomène est universel. Au temps où Rome persécutait les premiers chrétiens, ceux-ci plaidaient pour la tolérance. Mais quand le christianisme l’a emporté, est-ce la tolérance qui a régné ? Jamais de la vie. Au contraire, les persécutions ont aussitôt repris dans l’autre sens. Prenez les Bulgares, qui réclamaient la liberté à leur régime dictatorial et qui, une fois qu’ils l’ont eue, s’en sont servis pour agresser leur minorité turque. Ou le peuple d’Azerbaïdjan, qui a exigé de l’Union soviétique une liberté dont il était privé par le pouvoir central pour s’en prendre aussitôt à la minorité arménienne.

La Bible enseigne que les victimes de persécutions ne doivent en aucun cas devenir à leur tour des persécuteurs : « Vous n’attristerez et vous n’affligerez pas l’étranger, parce que vous avez été étrangers vous-mêmes dans le pays d’Égypte » (Exode 22 : 21). Mais qui obéit à cet enseignement ? Personnellement, chaque fois que je tente de le répandre, je m’attire des regards hostiles et je me rends impopulaire.

Dans toute victime, il y a un bourreau qui attend. Cette vérité s’applique aux Juifs comme aux Palestiniens, aux Hutus comme aux Tutsis, aux Blancs européens qui ont fui les persécutions religieuses au XVIIe siècles comme aux Noirs dont ils ont fait leurs esclaves, aux Iroquoïens qui ont terrorisé les Canadiens français comme aux descendants de ceux-ci qui ont créé les conditions d’une aliénation profonde et irréversible des aborigènes.

Tel est l’enseignement de l’Histoire. Cette incapacité ou ce refus d’assumer la part de Mal qu’il y a en nous, c’est aussi notre incapacité ou refus à voir l’Autre, à le comprendre à partir de ce qui constitue son altérité même. C’est aussi ce qui nous condamne, tous, ensemble, sur cette planète, à une souffrance aveugle et bornée, donc inutile et, de ce fait, profondément tragique.

__________

(1) Alain Gresh. « Isaac Asimov, Elie Wiesel et l’antisémitisme ». Les blogs du Diplo – Nouvelles d’Orient. (Lundi, 18 janvier 2010) (Page consultée le 1er mai 2010)