Rechercher dans ma chambre

jeudi, février 23, 2017

Un parfum de fin du monde

Onfray m’intriguait. La rumeur en fait un conservateur réactionnaire, à la limite de l’islamophobie. Exemple : le très mauvais compte rendu de Nathalie Collard, bonne critique littéraire par ailleurs, lorsqu’elle se donne la peine de lire le livre. Onfray, lui, dans une entrevue, s’est dit anarchiste de gauche... Ce que montre Décadence ¹, c’est une posture plus complexe.

Les poncifs islamophobes tels que l’envahissement par l’immigration, par la natalité ², de même que l’adhésion entière à la thèse du choc des civilisations, l’opposition à la mondialisation, et même un certain antiparisianisme, semblent placer le philosophe dans la cour du Front national. Mais Onfray n’est pas un réactionnaire, un « pessimiste », c’est-à-dire une personne qui « veut améliorer le présent avec le [...] passé ». Il est un déterministe. Les cycles de la vie, qu’il s’agisse de la vie des hommes, des civilisations ou des étoiles, obéissent à une « force aveugle », selon « un plan ignoré qui n’est pas divin mais cosmique ». Force aveugle, force de destruction, c’est-à-dire d’« entropie », à laquelle s’oppose une « néguentropie ». Lorsque la néguentropie n’y suffit plus, la mort est proche. La vie se définit ainsi comme « l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». Ces cycles échappent à tout contrôle humain ; les grands personnages qui ont fait l’Histoire ne sont que des « formes aléatoires », des « prête-noms » de la force cosmique.

Je passe sur les questions que soulèvent pareille conception de l’histoire, pour noter qu’Onfray se donne pour projet de retracer l’effet de cette force dans le déclin de la civilisation judéo-chrétienne. Son parcours, qui passe par la patristique, la scolastique, l’idéalisme allemand, la philosophie des Lumières, jusqu’au structuralisme de années 1960, est passionnant. Les grands étapes sont autant de moments de nihilisme marqués par le « ressentiment » : Révolution française à partir de 1792, révolution bolchevique, les deux guerres mondiales et... Mai 68... le structuralisme… Pour l’observateur qu’est Onfray, il est inutile de s’opposer à l’Islam, appelé à succéder au christianisme. Les musulmans ont pour eux la  « ferveur », « nous avons le nihilisme » ; « [l]e bateau coule ; il nous reste à sombrer avec élégance ». Ce n’est certainement pas là le programme politique de Marine Le Pen !

Onfray, donc, n’est pas un pessimiste réactionnaire. Il se perçoit lui-même comme un « tragique », c’est-à-dire un être qui « s’efforce autant que faire se peut de voir le réel tel qu’il est ». Ce qui implique d’être attentif aux faits, au contraire des philosophes scolastiques, des idéalistes allemands (Kant, Hegel), au contraire aussi d’un Rousseau qui, dans son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, annonce : « Commençons donc par écarter tous les faits ». Les textes de ces auteurs, par leur décrochage du réel, sont associés à des moments de violence nihiliste ; Onfray a pour eux des mots sévères. Ce qui ne l’empêche pas lui-même de prendre quelque liberté par rapport aux faits. Comment ignorer, par exemple, que le christianisme européen n’est pas TOUT le christianisme ? Qu’aux États-Unis, la ferveur religieuse demeure très prégnante, tout comme en Afrique, qu’elle y est une force avec laquelle il faut compter ? Olivier Roy, dans La Sainte ignorance, montre que la religiosité se transforme : elle se déculture, se déterritorialise, se mondialise et s’individualise, un mouvement qui profite aux diverses confessions chrétiennes, notamment le pentecôtisme qui connaît un essor fulgurant.

Le sentiment du tragique qui habite Onfray ne peut s’accommoder de ces faits. Son tragique est non seulement déterministe, mais il semble aussi défaitiste, et, en cela, il est bien français. Le musulman demeure l’Autre irréductible, et cet Autre a vaincu. Le choc des civilisations, manifeste depuis le temps des croisades, tourne à l'avantage de la civilisation islamique. Ce constat, s’il n’est pas celui du Front national, met la table au discours du ressentiment utilisé par l’extrême droite, et que l’auteur, précisément, associe aux plus grandes violences de l’Histoire.

Derrière le tragique d’Onfray se profile aussi des motifs personnels, dont il ne s’est d’ailleurs pas caché, lorsque questionné à ce sujet à l’émission On n’est pas couché. Pour lui, la « biographie [...] est la clé de toutes les théories », ou, dit autrement, et reprenant Nietzsch, « toute philosophie [est] la production d’une autobiographie ».

Mais le tragique a peut-être une source plus diffuse, d’autant plus agissante qu’elle semble refoulée. Il est remarquable qu’une analyse qui observe les évolutions sur la longue durée, très attentive à la pulsion autodestructrice, nihiliste, qui pousse toute une civilisation vers sa fin, ne consacre pas une seule ligne au réchauffement climatique, à la destruction de l’écosystème planétaire, et au déni dont ces deux menaces sont l'objet. « Le bateau coule ; il nous reste à sombrer avec élégance »… Il se dégage de cet essai stimulant, écrit pour un large public, un parfum de fin du monde qui n’est pas sans rappeler La Route, de Cormac McCarthy, et La faim blanche, d’Aki Ollikainen.
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¹ Onfray, Michel, Décadence, Paris, Flammarion, 2017. Livre numérique.
² « Or la chose est simple : si les Européens judéo-chrétiens ne font plus d’enfants, les nouveaux Européens arrivés avec l’immigration produite par les guerres occidentales en provenance de pays massivement détruits par l’Occident, modifient la configuration spirituelle, intellectuelle et religieuse de l’Europe ».

dimanche, février 05, 2017

La Langue rapaillée

Il y aura, pour moi, un avant, et un après La Langue rapaillée. Ce que j’aime de ce court essai de la linguiste Anne-Marie Beaudoin-Bégin, c’est qu’il s’attaque à ce qui menace le plus le français parlé au Québec : son statut, les préjugés dont il est l’objet, voire le mépris. Je pense, ici, à la remarque d’Eugénie Bouchard, il y a quelques années, ou celle de Thierry Ardisson, sur le plateau de Tout le monde en parle. Beaudoin-Bégin remonte plus loin, au frère Untel, pour qui le joual, c’est-à-dire le français québécois familier, est « une langue désossée », « un cas de notre inexistence ». L’auteure cite aussi cette blague qui circule encore sur Facebook, où, sur trois colonnes, des mots anglais sont comparés à leurs équivalents en français soigné, puis en « Québécois » familier : « right here », « ici même », « drette là »... Mais, aussi bien, le mépris se voit chez ceux qui trouve le français d’ici « pittoresque », « cute »…

Cette situation a des causes historiques, mais s’explique aussi par la prépondérance d’une certaine idée de la langue française, qui serait si « belle, esthétique, grande, prestigieuse ». Pour déconstruire ce mythe, Beaudoin-Bégin rappelle d’abord quelques évidences : toutes les langues évoluent, elles sont vivantes, hors de tout essentialisme, et toutes possèdent deux registres : le registre soigné, ou soutenu, et le registre familier, dont aucun n’est supérieur à l’autre, chacun ayant sa valeur, son utilité. Le problème, c’est que les puristes comme Guy Bertrand, premier conseiller linguistique de Radio-Canada, appliquent au registre familier, celui de la langue parlée au quotidien, en situation informelle, les règles plus strictes du registre soigné, réservé aux situations « formelles ». Or, le registre familier se définit par sa liberté, le fait, précisément, que chacun peut utiliser la langue comme il veut, employer l'épenthèse, modifier des mots, en utiliser certains plutôt que d’autres, comme des anglicismes, des archaïsmes : « Lorsque les puristes viennent affirmer que tel ou tel mot est acceptable en registre familier, ils sortent de leur juridiction. Personne, sauf les locuteurs, ne peut gérer le registre familier » ¹. Une seule contrainte : être compris de son interlocuteur.

Beaudoin-Bégin se montre particulièrement convaincante lorsqu’elle met en lumière, à partir de plusieurs exemples, l’incohérence des puristes dans leur critique des anglicismes, et le peu de valeur de leurs arguments, qu’ils tentent d’appuyer sur l’étymologie, sur la logique, alors que la langue est truffée d’illogismes. Si certaines formes ne sont pas acceptées, inutile de chercher « des explications plus approfondies que le fait que ces formes ne sont pas acceptées » (p. 75). Point. « La norme prescriptive est un ensemble de règles auxquelles la société accorde une valeur » (p. 75).

Si sa critique des puristes, aussi appelés « prescriptifs », est si sévère, c’est qu’ils « ont bel et bien réussi à profondément inculquer dans l’imaginaire linguistique des Québécois l’idée que la plupart des formes caractéristiques à cette communauté linguistique sont les symptômes de l’étiolement de la langue » (p. 108).

Cet essai réhabilite le français québécois, non pas comme langue distincte, comme le suggère le terme « joual », mais en tant que variation du français. Une variation parmi les autres variations, ni dégradée, ni étiolée. Car, en matière de langue, il ne peut y avoir rien d’autre que cela : des variations. Et aucune n’est supérieure à l’autre, pas même la variation française, élevée au statut de norme de référence au Québec depuis le rapport Durham, au XIXe siècle. Toutes ont leur registre soigné et leur familier, toutes sont composées de mots anciens et modernes, toutes évoluent, toutes expriment une identité. Les mépriser, c’est mépriser les gens qui en font usage.
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1. Beaudoin-Bégin, Anne-Marie. La Langue rapaillée. [Fichier ePub], Somme toute, 2015, p. 68. Remarque : pour retrouver cette pagination, le ePub doit être ouvert avec Adobe Digital Edition.