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lundi, octobre 05, 2015

Les aventures de François Blais

Parmi les blogueurs du dimanche de mon genre, aucun n'a relevé ce qui constitue pourtant le sujet principal de Cataonie, 1 le dernier titre de François Blais. Chez les critiques de profession, Josée Lapointe, de La Presse, n'y consacre pas un seul mot, 2 et Christian Desmeules, du Devoir, se contente d'en noter le caractère « bédéesque ». 3 Étonnant, compte tenu du fait que l'oeuvre tire sa raison d'être et son dynamisme dans le jeu intertextuel, la parodie, dans un plaisir presque provoquant à tourner en dérision la littérature, ce qui est encore une manière de la célébrer.

Cataonie se compose de six courtes nouvelles ayant pour cadre le « Grand Shawinigan », (p. 27) dans lesquels l'auteur se met lui-même en scène sous les traits d'un narrateur aux manières affectées de dandy, méprisant, vain, monstrueusement immoral et, comme c'était le cas dans Sam, monomaniaque. Nul psychologie, ici, nul vraisemblance. L'accent est mis sur l'effet parodique. Tous les personnages, jusqu'aux « manant[s] », (p. 55) s'expriment dans le langage suranné du roman québécois du XIXe siècle, Angéline de Montbrun, avec force subjonctifs de l'imparfait. Le procédé est usé, sans doute, mais encore efficace :
« Naturellement, j’ai songé à cette nuit où, pris de boisson, vous fîtes mine, au moment de m’honorer, de vous tromper d’orifice. Je vous flanquai alors à la porte mais, les circonstances étant ce qu’elles sont, je crois qu’il ne serait point inconvenant que vous m’enculassiez. » (p. 23)
Cette logique est poussée jusqu'à la limite lorsque, dans la dernière nouvelle du recueil, intitulée « L'intrus », le narrateur devient lui-même un personnage du roman de Laure Conan, dont le titre n'est plus Angéline de Montbrun, mais François Blais ! Il est assez évident que le rapport de cet auteur à la littérature est, au moins en partie, résumé dans cette intrusion subversive, et plus largement dans ce recueil où les conventions sont détournées dans un esprit irrévérencieux qui rappelle Les Aventures de Sivis Pacem et Para Bellum, de Louis Gauthier.

Dès la première nouvelle, « Combien ? », le ton est donné. Le narrateur y vient de terminer d'écrire son roman, qu'il juge son meilleur, après trois ans d'effort. Or, ce roman a pour incipit : « La duchesse sortit à cinq heures », (p. 14) phrase tirée du Manifeste du surréalisme :
« Paul Valéry qui, naguère, à propos des romans, m’assurait qu’en ce qui le concerne, il se refuserait toujours à écrire : La marquise sortit à cinq heures. » 4
Ce qui est depuis presqu'un siècle l'exemple même de la médiocrité littéraire prend ici valeur de la prose la plus achevée. Mais faut-il s'en étonner de la part d'un personnage dont l'unique obsession a trait au nombre de mots que contient son roman ? Voulant dépasser le nombre de cent milles mots, il remplace les 346 occurrences de « Bankok », ville où se passe l'histoire, par « Salt Lake City » : « Évidemment, transporter l’action de Bangkok à Salt Lake City demanderait quelques retouches mineures mais, encore une fois, je verrais plus tard ». (p. 8) De même, des phrases sont réécrites, sans plus d'égards pour la cohérence du récit, le style, le sens et la valeur générale de l'oeuvre.

Blais, de façon encore plus marquée que dans Sam, multiplie dans ces six nouvelles les gestes irrévérencieux envers la grande littérature. « La chute » n'est plus la célèbre pièce de théâtre du non moins célèbre écrivain Albert Camus, mais désigne la dernière partie d'une blague écrite par un certain André Camus et parue dans le magazine pour enfant Placid et Muso. Blais se fait évidemment un plaisir de nous raconter la blague in extenso, pour le simple plaisir de heurter le bon goût littéraire. La nouvelle « Raskolnikov » emprunte au roman Crime et châtiment la scène du meurtre à coups de hache d'une vieille dame, mais là où Dostoïevski aborde des questions liées à la responsabilité et la morale, Cataonie se limite à un passage absurde et parfaitement ubuesque :
« – Voilà : mon but est de vous occire et, dans quelques jours, assister à vos funérailles, y rencontrer le vicomte de G*** et m’en faire une relation utile.
» – Vous déraisonnez, monsieur. L’on n’assassine point les gens pour cela.
» – « On » m’exclut, ma tante. En tant qu’homme supérieur, je puis sans état d’âme me servir de votre cercueil comme marchepied pour atteindre les plus hautes sphères de la société. Pour les êtres tels que moi, les êtres tels que vous ne sont que des pions que l’on sacrifie à…
» – Je vous arrête, mon neveu. Assassinez-moi tant que vous voulez, mais je vous interdis de faire de la philosophie dans mon salon.
» – Fort bien. Vos dernières volontés sont sacrées. » (p. 50)
L'institution littéraire est également ciblée à travers le personnage du professeur universitaire, spécialiste de Laure Conan, mais qui n'a jamais lu Angéline de Montbrun !

Blais prend un plaisir évident à se jouer des conventions littéraires, qui exigent au moins une justesse psychologique, une intelligence manifeste du propos, un « style »... Il est d'ailleurs assez drôle de voir certains blogueurs chercher ce propos dans une critique sociale, qui serait à trouver sous l'humour. Comme si le jeu intertextuel, la parodie, l'absurde ainsi que des passages bédéesques 5 ne suffisaient pas à eux seuls à assurer la valeur littéraire. Même quand il paraît mauvais, l'auteur de Cataonie demeure dans son propos, dans sa cohérence, qui consiste en une manière de résister à l'attente du lecteur. Ainsi le recueil est-il  truffés d'éléments fort prosaïques, comme la blague du Placid et Muso, à laquelle réfère d'ailleurs la page couverture ; comme le fichier « tourmentsdeserge.doc » (p. 11), et des phrases du genre :
« Je repris donc mon manuscrit à la première ligne et commençai à compter. « La (1) duchesse (2) sortit (3) à (4) cinq (5) heures (6) », etc. » (p. 15)
Il y a une parenté évidente entre Louis Gauthier et François Blais, même si Les Aventures de Sivis Pacem et Para Bellum vont bien plus loin dans la subversion. On ne trouvera pas dans Cataonie des noms de personnages tels « Bicyclette Premier », « Misss Brodie XXX », « Sun Life » ; ni de phrases comme : « Au même moment, mais un peu plus tard » : la cohérence narrative y est respectée, tout comme la logique la plus élémentaire de l'énoncé. Chez Blais le jeu intertextuel et irrévérencieux n'est encore qu'une manière de célébrer la littérature, en la décoiffant un peu, sans plus. Mais cet auteur n'en semble pas moins partager la joie provocante du narrateur des Grandes légumes célestes vous parlent :
« Ah ! [ce roman]-là ne s'en était pas sorti, je peux le dire, je l'avais complètement massacré. Je l'avais rendu méconnaissable. Les gens se trompaient, se méprenaient sur son compte, le rangeaient dans leur bibliothèque sous la rubrique papier de toilette. Un livre dont je suis fier. » 6

1. François Blais, Cataonie, éd. L'instant même, Québec, 2015, 91 p.
2. Josée Lapointe. « Cataonie ». La Presse, 28 février 2015. Page consultée le 20 septembre 2015
3. Christian Desmeules. « Folies de M. Blais et autres tourments de Serge ». Le Devoir, 14 février 2015. Page consultée le 20 septembre 2015.
4. André Breton. Manifeste du surréalisme. Wikilivres. Page consultée le 23 septembre 2015
5. Il y a du Achile Talon dans ce narrateur, comme le montre cette tirade : « D’ailleurs cela n’a aucune importance, pas plus que ces histoires de régime, puisque je compte, moi, faire table rase du passé ! Je suis un Homme Providentiel, comme on n’en trouve qu’un ou deux par siècle, et encore… Je ficherai tout par terre et je reconstruirai la société sur de nouvelles bases. Vous verrez, Firmin. » (p. 61) Quant à ce Firmin, par ses répliques outrecuidantes, il fait un excellent Hilarion Lefuneste.
6. Louis Gauthier, Les Grandes légumes célestes vous parlent. Précédé de Le Monstre-mari, Cercle du livre de France, 1973, p. 74